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Entretien avec les auteurs anonymes du Manifeste conspirationniste

Nous reproduisons ici l’interview anonyme parue en janvier 2024 dans le numéro 68 du journal romand d’écologie politique Moins !. C’est à notre connaissance la première mention publique de l’invraisemblable dépublication du Manifeste conspirationniste. D’aucuns y verront la forme accomplie de la censure : ON censure, et ensuite ON censure qu’ON censure. L’effacement de la censure par son redoublement même.


Paru en janvier 2021, le Manifeste conspirationniste ne semble plus disponible. Que s’est-il passé ?

Cela peut paraître une histoire de fous, mais ce livre a été dépublié, alors même qu’il se vendait bien, voire mieux que jamais. C’est une première, à notre connaissance, dans l’histoire de l’édition française : une dépublication avec restitution intégrale des droits français comme étrangers, des sommes et des stocks. Un tweet, un post Facebook, cela, on le savait, pouvait se « dépublier », et en un clic, mais un livre – cela ne s’était jamais vu. Et cela s’est passé dans le même grand silence complice qui a entouré et continue d’entourer les forfaitures invraisemblables qui ont marqué la gestion du Covid et sa solution vaccinale. L’insurrection qui vient, le livre du Comité invisible, avait été versé intégralement à un dossier d’instruction antiterroriste, et cela ne s’était pas vu depuis la guerre d’Algérie. Là, avec la dépublication du Manifeste conspirationniste après plus d’un an de diffusion commerciale, nous avons établi une sorte de précédent, un précédent d’autant plus inquiétant qu’il intervient sans bruit ni scandale, comme nuitamment. Il faut y voir un hommage du vice à la vertu, ou plutôt du mensonge à la vérité. Au reste, lorsque cela est intervenu, nous n’avons pas poussé de cris d’orfraie ni cherché à en tirer gloire. L’époque supporte des doses de vérités toujours plus infimes  particulièrement le public français, avec son rationalisme morbide, son scientisme atavique et sa grandiosité nationale. Or ce livre en contenait des doses massives. Il faut dire que depuis qu’il a été publié, et même avant sa publication, les pressions internes comme externes au Seuil, y compris policières, n’ont jamais cessé en vue d’avoir sa peau. La formidable volonté de ne pas savoir, qui frappe désormais l’essentiel de ceux qui se piquent de critique sociale, est allée jusqu’à faire disparaître l’affront que représente, pour eux, le Manifeste. On ne pouvait imaginer plus parfaite confirmation de ses thèses.

Lucide et nécessaire pour les uns, dangereux pour d’autres, le livre a reçu un accueil très contrasté. Quel était son objectif ?

Contrasté ? Vous êtes poli ! Non, uniformément hostile, du moins en France. Tous ceux qui, journalistes, gauchistes, gens de « culture », ambitieux, lâches ou agents d’influence, avaient accompagné par leur action ou par leurs omissions la gestion gouvernementale du Covid se sont légitimement sentis visés. Que des libraires de gauche se soient crus en devoir de cacher le livre au fond des rayons pour ne pas être accusés de « conspirationnisme » est en soi comique, même si cela en dit long sur le degré de terreur idéologique régnant, mais que de soi-disant « anarchistes » trouvent à s’allier avec un ancien de la Ligue du LOL[1] ou avec un journaflic de L’Obs dans leur petite croisade contre l’intolérable hérésie du Manifeste ne laisse pas d’inquiéter. La décadence de l’humour est l’un des indices les plus sûrs de la fascisation d’une société. Et la perte de toute lucidité intellectuelle précède couramment les grandes épouvantes historiques.

L’objectif du Manifeste est explicité dès son introduction : l’épithète « conspirationniste » constitue une arme rhétorique de disqualification dirigée contre tous ceux qui cherchent à comprendre les forces qui entraînent cette civilisation vers un désastre somme toute rentable, contre tous ceux qui refusent de se résigner à pareil destin. Prêter une consistance théorique à cette catégorie, la manier comme une évidence, c’est de facto se ranger du côté de la domination, quels que soient les édifiants motifs que l’on allègue. Avec le Manifeste, nous avons tenté de fournir, comme nous l’avons toujours fait, une intelligibilité stratégique des processus en cours. À constater comment ce livre anticipe et rend lisible la nouvelle « guerre froide » déclarée depuis l’invasion de l’Ukraine, nous avons l’impression d’avoir fait œuvre utile. Notre proposition « politique » est d’assumer le conspirationnisme positivement, comme disposition à la conspiration contre les propriétaires de ce monde. Une proposition assez banalement autonome, somme toute.

En quoi la « conspiration » peut-elle servir à comprendre le rôle des États et les relations de pouvoir ?

Voilà une question qui, posée depuis la Confédération helvétique, ne manque pas de sel ! On ignore difficilement, en Suisse, ce que signifient le règne profitable et organisé du secret, ou le divorce discret, mais définitif, entre ce qui se dit et ce qui se fait. Bien des événements du monde, envisagés depuis les portes soigneusement fermées des cabinets d’avocats, des banques, des laboratoires ou des sièges sociaux suisses, sans parler des réunions off de Davos, offrent un tout autre visage, un peu plus réaliste que ce que la vulgate historique en proclame. Regardez d’un peu près le parcours d’un grand philanthrope tel que Stephan Schmidheiny, le magnat suisse de l’amiante condamné pour la forme à 18 ans de prison ferme pour ses petits massacres industriels, amoureux des plantations industrielles d’eucalyptus en terre mapuche et co-organisateur du sommet de la Terre de Rio en 1992. Ou celui de son grand ami canadien Maurice Strong, brasseur d’affaires dans le pétrole, les mines, l’eau et l’énergie, co-fondateur du GIEC et du forum de Davos, grand manitou de la conférence de Stockholm de 1972 sur l’environnement, des Sommets de la Terre sous l’égide de l’ONU et membre exécutif de la fondation Rockefeller, mais aussi inventeur de la notion orwellienne de « développement durable » et intermédiaire bien rémunéré dans le scandale du programme « pétrole contre nourriture » de l’ONU à destination de l’Irak.

Le parcours, au XXe siècle, de pionniers de la propagande tels que Walter Lippmann, officiellement journaliste et théoricien, mais surtout conseiller des Présidents et homme de confiance des services secrets américains comme britanniques, est aussi instructif. Il ne s’est pas contenté d’inspirer les 14 points de Wilson, de théoriser cyniquement la nécessité de la manipulation médiatique des masses démocratiques dès 1922, d’organiser le colloque fondateur du néolibéralisme à Paris en 1938 ou de propager la notion de « guerre froide », il a littéralement conspiré toute sa vie, allant jusqu’à participer à la conception de la CIA. La nécessité d’une conspiration des élites pour le bien de l’humanité ne l’a jamais quitté depuis sa participation, jeune étudiant socialiste à Harvard, à la Fabian Society. Toute action historique comporte une dimension conspirative, simplement parce que le pouvoir est affaire de loyauté personnelle ; il y a de la conspiration partout, et c’est en un sens une bonne nouvelle. Il n’y a pas que de mystérieux processus impersonnels qui emportent les civilisations vers leur fatalité, il y a aussi de la puissance d’agir, du côté des dominants, mais aussi du nôtre. S’il importe tant, pour les dominants, de dénier la dimension conspirative dans l’exercice du pouvoir, c’est qu’ils en connaissent la puissance, et tentent de s’en réserver l’exclusive. Il nous faut juste l’audace, à notre tour, de conspirer contre eux, si possible de manière aussi heureuse que la leur est sinistre.

– Après hésitation, nous avons finalement mis, dans notre glossaire (cf. p. 16-17), le mot « cybernétique ». Quel lien a-t-il avec la « conspiration » dont vous parlez ?

Vous faites bien de poser la question ! Figurez-vous que Heinz Von Foerster, le secrétaire des conférences Macy qui portèrent la cybernétique sur les fonts baptismaux, dit justement de la décennie 1943-1953, dans un texte qui sert d’introduction aux transcriptions de ces conférences dans l’édition zurichoise de celles-ci : « C’est la décennie d’une con-spiration, un “respirer-ensemble” entre une vingtaine de curieux, d’intrépides, d’éloquents, d’ingénieux et de pragmatiques rêveurs qui s’entendirent pour laisser leur diversité être leur guide. » La cybernétique, comme science du contrôle et de la communication, et comme science du contrôle par la communication, porte bien sûr en elle tous les stigmates de son contexte de naissance – la Seconde Guerre mondiale, le projet Manhattan, l’enrôlement dans l’effort de guerre américain des scientifiques, des sociologues, des anthropologues, des psychologues, des théoriciens et des praticiens de la communication, etc. –, mais elle porte surtout la marque des fondations « philanthropiques » américaines dont le principal souci depuis les années 1920 est le contrôle social, si possible à un échelon biologique – le souci de la « gouvernance » des démocraties industrielles de masse, notamment au travers des mass-media, c’est-à-dire le souci de préservation du pouvoir par la fraction la plus conspirative du Capital. Comme l’a montré Bernard Dionysius Geoghegan dans Code, From information theory to French theory, la cybernétique a d’abord servi à recouvrir d’un vernis « scientifique », « épistémologique » et au fond religieux un projet d’abord politique et anthropologique de colonisation interne des sociétés occidentales – un projet conscient d’ingénierie sociale. Bien sûr qu’il était nécessaire d’intégrer la cybernétique à votre glossaire !

Certains penseurs technocritiques parlent d’autonomie de la technique, quand les choses se font « par la force des choses ». Vous développez ce point, tout en le pondérant d’une réflexion sur ceux qui planifient ce monde-machine. Qui sont ce « eux » que vous opposez souvent au « nous » ?

Il y a, du côté du Capital, de ses bureaucraties managériales, de ses réseaux de réflexion transnationaux, de ses fondations philanthropiques, de ses agences de communication, de ses services secrets, de sa technocratie en somme, un degré de réflexivité historique et stratégique que notre orgueil se refuse à admettre. Il est humiliant, au fond, de se laisser rouler dans la farine avec les mêmes grossières ficelles qu’utilisait déjà Edward Bernays[2], ou que dénonçait Smedley Butler dans son War is a racket, il y a un siècle. Oui, c’est la British Petroleum qui a lancé en 2003 la notion d’« empreinte carbone » pour rendre diffuse dans la population sa culpabilité concentrée dans le saccage de la vie sur terre. Oui, le modélisateur du rapport Meadows sur les « limites de la croissance » en 1972, Jay Forrester, n’est autre que la tête dans les années 1950 du projet Whirlwind, qui a servi à doter d’un ordinateur adéquat le système de défense antiaérienne américain SAGE, et n’a jamais renié ses accointances avec le Pentagone. Et oui, ce n’est pas seulement que les industries pétrolières, chimiques, cigarettières ou pharmaceutiques déploient depuis quasiment un siècle les stratégies d’influence les plus retorses pour pouvoir continuer leurs méfaits jusqu’à la fin des temps, c’est en vérité toute la question de « L’Environnement » telle qu’elle est posée médiatiquement qui est un leurre lancé à dessein par nos ennemis pour neutraliser notre légitime vengeance. Pour paraphraser Deleuze, les structures qui piétinent l’environnement sont de telles excroissances de celles qui s’en réclament qu’on dirait deux fonctions complémentaires. Ce n’est pas sans raison qu’à peine le conservateur Haeckel avait-il inventé l’« écologie », le communard Reclus lui opposa sa mésologie. C’est assez vertigineux, mais plus s’accentue et s’unifie planétairement le déploiement technologique, plus s’accroît le fossé entre les ontologies pratiquées ésotériquement par les architectes du système et les ontologies périmées dont on assure publiquement le maintien dans la société. Tout ce qui importe, pour les propriétaires de ce monde, est que leur machiavélisme reste dans les bornes d’un « déni plausible ». L’obsolescence programmée est la manifestation la plus banale de la conspiration capitaliste dans nos vies. La masse de crimes sur quoi s’est édifiée cette civilisation exige à présent la liquidation de tout ce qui n’est pas elle, afin qu’étant sans dehors elle soit aussi sans juge. Le crime voudrait, étant devenu le monde, n’être plus le crime.

Dans le tableau plutôt sombre que vous dressez, on se demande comment « conspirer » à notre tour – c’est-à-dire respirer ensemble – voire comment « respirer » tout court…

C’est assez simple, en vérité. Il suffit de se rencontrer, d’éprouver une perception partagée du monde, de ce qui advient, de la vie que l’on désire et de se doter des moyens matériels, quotidiens comme offensifs, de soutenir et de déployer cette forme de vie singulière. Nous ne prétendons pas que cela puisse advenir sans guerre civile. Mais après tout, la Suisse n’est-elle pas née d’une guerre civile menée avec adresse par des paysans en armes ?

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