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Fin de négrisme paisible

Un homme est mort, qui tenait en même temps qu’il n’y a pas d’amitié qui vaille en politique et que toute sa vie n’a été que pure politique, militantisme dans toutes les dimensions imaginables – un homme qui, en bonne logique, n’avait pas d’ami. Il s’appelait Antonio Negri. Et puisque mourir, en pareil cas, c’est être en proie aux vivants, il n’eut jamais autant d’« amis » pour lui rendre hommage qu’au jour de sa mort. Même ses ennemis se souvinrent de lui opportunément, non moins que ceux qu’il avait poursuivis de sa vindicte pour l’avoir « trahi » en ralliant les « destituants ». Il y a quelque lâcheté à différer jusqu’à la mort d’un être le moment de se réconcilier avec lui, à ne même pas prendre le risque d’une réplique acrimonieuse de l’intéressé. Quant à l’ultime élégance de pardonner ses vilenies au défunt, elle s’abolit d’elle-même dans la sensible jouissance de cette pauvre victoire : avoir enterré Toni Negri. C’est ainsi que, face à la béance de la mort, le mensonge social trouve à se reconstituer : par les hommages et les oraisons funèbres, les louanges à contretemps, les anecdotes faussement sentimentales, l’amnésie opportune et les réconciliations au-dessus du macchabée.

Dans le cas de Toni Negri, décédé en pleine phase de contre-révolution, il n’est pas exclu que le souvenir nostalgique d’une période moins sinistre ait incliné certains à considérer avec clémence, voire avec un soupçon de mélancolie, leur ennemi d’alors – à retenir leurs coups face à celui qui, en son temps, n’a jamais retenu les siens, y compris ses coups bas. Mais solder la défaite ne signifie pas perdre le fil de l’histoire. Si, au fond, il n’y avait plus grand sens à tenir encore Negri pour un ennemi, ce n’est pas en vertu de son grand âge, ou de sa maladie, mais simplement parce que c’est désormais le Capital lui-même qui, à force d’accélérer, a fini par doubler l’accélérationnisme même du théoricien, sans un regard pour celui qui prétendait « chevaucher le tigre ». Après l’offensive biopolitique mondiale lancée au prétexte du Covid-19, l’apologie négriste de la biopolitique relève d’une aimable fantaisie ; quand toute nouvelle interaction humaine se résume à une occasion d’accroître son capital social, on peut dire que l’« auto-valorisation prolétarienne » ne fut rien d’autre qu’une très mauvaise idée ; quand le patron d’OpenAI base ses projets de revenu universel sur l’identification biométrique élevée au rang de « preuve d’humanité », l’utopie négriste prend un accent de prophétie bouffonne autant que sinistre ; quand toute la gouvernementalité est devenue incantatoire, le souvenir de la contestation incantatoire à la Toni Negri ne prête plus qu’à sourire. Toni Negri n’était pas un « père » que nous aimions haïr, comme un ami s’est laissé aller à l’écrire, c’était un ennemi que nous avions délaissé parce que l’époque l’a dissous en réalisant son « programme ». Si « l’ennemi est notre propre question prenant figure », Negri n’avait plus de figure propre, qui fasse de lui un ennemi digne de ce nom.

Il est regrettable que, dans le concert des louanges funèbres en France et des acrimonies médiatiques en Italie, il n’y ait eu personne pour rappeler les dégâts historiques et politiques du négrisme d’un point de vue révolutionnaire. Constant dans son inconséquence, et malgré le révisionnisme proprement délirant de ses trois tomes de mémoires, Negri a bien été le partisan enthousiaste des actions armées d’avant-garde et d’une fusion politico-militaire avec les Brigades rouges avant de se rallier à une ligne antiterroriste opportune, et une fois en prison de théoriser la « dissociation » sur suggestion du procureur Sica. Il n’a, machiavéliennement, jamais hésité à dénier toute proximité qui pourrait lui nuire, et tout soutien à des camarades en difficulté, mais « de peu d’importance ». Nul n’a plus détesté, d’entre tous les « autonomes », toute autonomie effective. Tant de roboratifs pensums, tant d’affabulations théoriques, d’enthousiasmes d’un jour, tout ça pour maintenir le marxisme le plus orthodoxe, le plus kautskyste, et en arriver, en guise d’ultime innovation, au projet d’une « internationale communiste des travailleurs ». Son goût constituant du pouvoir l’a porté à toujours s’exprimer comme s’il l’avait, lui qui n’a jamais compris en vertu de quelle bizarrerie historique celui-ci ne lui était pas échu. On ne peut surestimer les qualités éthiques de quelqu’un dont le surnom, dans le Mouvement, était alternativement « Le Professeur » et « La Hyène ». Dionys Mascolo, qui n’a pas eu l’outrecuidance de laisser une autobiographie intitulée Histoire d’un communiste, et encore moins de prétendre y « maintenir une vérité » pour mieux en imposer la contrefaçon, notait un jour, en guise de maxime éthique à jamais inaccessible au « Professeur » : « Une seule supériorité : le degré plus grand de passion dans l’exigence d’égalité. » Il devait logiquement revenir à l’ancien secrétaire personnel du chef trotskiste Lambert, Pierre Dardot, de tresser à Toni Negri, dans le domaine francophone, le plus tonitruant panégyrique. Un passage, en particulier, de sa dithyrambique pièce nous a intrigué. Contre tous les témoignages contraires, il y célébrait l’indéracinable « courage » du défunt. On y lisait : « Courage personnel, qui était aussi physique, dont nous avons été témoin, lorsqu’il n’hésita pas un jour de novembre 2004 à défier physiquement un groupe de pseudo-autonomes avinés dans un séminaire du Collège international de philosophie qui voulaient perturber la séance et lui jetaient à la figure des termes infamants. » Recherches faites, nous avons exhumé une trace de cet épisode manifestement oublié de tous, sauf du secrétaire Dardot. Il s’agit du tract intitulé « Fin de négrisme paisible » que les facétieux « pseudo-autonomes avinés » avaient glissé en guise de revendication de leur intervention dans les programmes gratuits qui trônaient à l’époque à l’entrée du Collège International de Philosophie, rue de la Montagne Sainte-Geneviève. Quoi de mieux qu’un document d’époque pour en finir avec les falsifications rétrospectives. Et curieuse époque, tout de même, où ce sont les anciens trotskistes qui prétendent juger de qui sont les « vrais autonomes » !



FIN DE NEGRISME PAISIBLE


Lundi 18 octobre 2004, au Collège International de Philosophie, siège provisoire de la neutralisation intellectualiste parisienne, a commencé le séminaire annuel de Toni Negri. On peut dire qu’il a bien commencé puisque le conférencier a dû battre en retraite au bout d’une trentaine de minutes, après avoir dévoilé presque toutes les facettes de son opportune schizophrénie. Le début du séminaire fut occupé par un incident de micro qu’en l’absence d’ouvrier le conférencier demeura incapable de faire marcher. Il fut alors proposé, plutôt qu’un pénible exposé, de procéder à une séance de discussion à bâton rompu. Sentant quelqu’incompréhensible animosité dans la salle, le conférencier lança comme un défi qu’il préférait cela, et de loin, à la philosophie. Il lui fut donc demandé – au sujet de l’interview à Giorgio Bocca où il affirmait qu’il n’avait que deux types d’amis : des ouvriers et des entrepreneurs – s’il ne voyait pas de différence éthique entre ces deux classes d’êtres. À cela, il répliqua que, suite à la vague de licenciements dus à la restructuration capitaliste des années 80, la reconversion des ouvriers licenciés en petits entrepreneurs familiaux avait constitué dans le Nord-est italien « une victoire ». Quiconque sait le désert qu’est devenue, entre-temps, cette région mesure l’infamie de la thèse. D’autres questions concernant sa fameuse « théorie de la dissociation » et l’aspect fondateur de cette théorie pour son actuelle doctrine des « multitudes » restèrent malheureusement sans réponse : un vigile appelé à la rescousse avait pris la place du professeur et lançait en vain des appels au calme. Mais le mal était fait. Joie, insultes, quolibets, désinvolture, arrogances, crises d’hystéries et de paranoïa en tout genre dominaient déjà l’assemblée. Un point de comble fut atteint lorsque le conférencier, manifestement touché par l’insulte de « dissocié », s’avisa de vouloir jeter un siège sur l’un des chahuteurs installé au milieu de la salle puis de se battre avec lui. Pour le théoricien des « multitudes », tout cela finit par l’évacuation précipitée des lieux. Quant aux branchés venus réviser la novlangue sociale-démocrate, ils rentrèrent chez eux, déçus. Le débat se poursuivit néanmoins, au dehors, dans la rue, en l’absence du gang négriste.

Au beau milieu du néant de l’époque et par-delà l’irréductible multiplicité des positions en présence, il faut bien admettre qu’une intensité proprement politique a surgi là : un moment, il n’y eut plus que deux partis, et leur lutte.

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