Le rapport viscéralement compliqué de Michel Foucault avec le communisme et le marxisme a fait l’objet d’une littérature aussi nombreuse que diverse. Si beaucoup de ses contemporains au sein de l’université ont pu avoir leurs cartes de membres au Parti communiste français, organisant parfois leurs recherches autour d’une exégèse de Marx, Foucault s’est très vite dissocié de ce militantisme, ne rendant sa carte que trois ans après y être entré en 1950. Cette divergence est due à plusieurs facteurs. Comme d’autres intellectuels communistes de la même époque, il commençait à devenir difficilement tenable de militer dans un parti exaltant une URSS stalinienne dont les horreurs commençaient à arriver en Europe de l’ouest. Il est aussi possible que Foucault ait toujours été sensible, peut-être à partir de sa propre situation, aux minorités. Mais plus que cela, on peut penser que cette position est intrinsèquement liée à la philosophie même de Foucault. Une adéquation entre vie et philosophie peut sembler parfaitement normale, mais c’est oublier que certains ne sont pas à une contradiction près.
Lorsqu’en 1978 Foucault évoque son adhésion au PCF, Didier Eribon nous dit dans sa biographie du philosophe que ce n’est pas de nature à expliquer réellement cette adhésion, mais plutôt « pourquoi il s’est intéressé à Nietzsche et à Bataille en se détachant des formes traditionnelles de la philosophie que représentaient pour lui l’hégélianisme et la phénoménologie »1. Dans le même entretien, Foucault précise que cet intérêt pour Nietzsche et Bataille constituait « l’unique voie de communication et de passage vers ce que nous croyions devoir attendre du communisme »2. Si Eribon remet en question la sincérité de cette réponse bien postérieure aux faits, cette réécriture peut-être inconsciente témoigne surtout du regard que Foucault porte sur sa propre œuvre. C’est tout d’abord un refus de la prétention à la totalité hégélienne selon laquelle la philosophie est un système absolu contenant l’ensemble du réel sans souci de sa forme. C’est un mouvement dialectique qui sera repris par Karl Marx dans ses travaux et qui irriguera le marxisme. Il s’agit de réconcilier l’histoire dans un ensemble et donc de produire un système total qui produise du réel. À partir de cette totalité hégélienne, la méthode de Marx reprend la dialectique afin de produire une théorie complète de l’histoire. Cette théorie complète est à la fois explicative et eschatologique. Elle étudie le réel dans une description positiviste et par un mouvement dialectique faisant jouer les contradictions de cette description tente de provoquer le réel. Par son interventionnisme, le matérialisme dialectique constitue la promesse du Salut.
Cette totalité hégélienne ne se retrouve pas chez Michel Foucault. Si la prégnance de la pensée marxiste dans la seconde moitié du XXe siècle qui sera celle de son activité philosophique ne peut empêcher un certain sous-texte parfois présent, Foucault tente en permanence de s’esquiver à tout rattachement à une quelconque école de pensée. Pas marxiste, pas anti-marxiste, pas structuraliste, pas anti-structuraliste… Ce qui marquera la réelle rupture avec Marx (après une rupture politique déjà actée) sera philosophique et méthodologique. Là où Marx depuis Hegel fait système, Foucault ne cherche pas à le faire. Ses multiples écrits dans ses livres, articles et entretiens à propos d’une méthodologie ne font pas état d’une méthode gravée une tablette marmoréenne, mais plutôt d’une évolution méthodologique face des problèmes. Foucault s’intéresse aux discontinuités. S’il possède un rapport important à l’histoire, premier amour, ce n’est pas une vision qui décrirait les basculements à partir des continuités. Au contraire, il s’intéresse aux ruptures qui constituent une continuité. À partir de là, il n’est pas question d’établir une théorie unitaire du pouvoir, qui est alors redéfini comme force diffuse, aussi bien verticale qu’horizontale, irradiant dans tous les sens. Il n’est alors plus central, ce qui remet en cause la théorie de la domination marxiste. Le marxisme est alors un discours de pouvoir qui s’inscrit dans le couple savoir-pouvoir. On pourrait alors résumer le mouvement que l’œuvre de Michel Foucault effectue par deux points. D’une part, il substitue à l’histoire des dominations qui avait cours jusqu’alors par l’analyse des procédures et de techniques de gouvernementalité. D’autre part, il substitue à la théorie du sujet et à l’histoire de la subjectivité par l’analyse des processus de subjectivation et des pratiques de soi.
Cela signifie que ce pouvoir qui est partout produit des effets politiques en dehors du champ politique et économique. Des effets non moins féroces qui participent à un maintien de l’ordre. Et c’est ici l’apport historique de Foucault : dépasser la hiérarchie marxiste pour embrasser l’entièreté des relations de pouvoir. Ce redéploiement du champ du pouvoir et de l’analyse des dominations à la fois sur soi et sur les institutions va fonder une manière d’agencer des éléments hétérogènes pour en faire ressortir les enjeux de contraintes, de coercitions et de répression.
L’héritage de Foucault d’avoir fracassé le marxisme est d’effectuer un écart critique. Pour lui, le marxisme est à la fois un savoir qui produit des effets de pouvoir et donc critiquable comme tel et un outil d’analyse incomplet. Laisser en arrière la critique marxiste permet un mouvement de redéfinition des outils méthodologiques d’analyse. Qu’elle soit généalogique ou archéologique, elle permet l’autopsie de technologies de pouvoir à la fois précisément situées dans leur élaboration et leur mise en œuvre, et générales dans leur déploiement. C’est une manière de faire fonctionner ensemble des institutions hétérogènes et des normes distinctes qui s’ordonnent dans chacune de ces institutions à la réalisation de fonctions sociales apparemment distinctes dans un système où elles interagissent de manière cohérente. À partir de là, des concepts comme une boîte à outils pour décrire leurs effets sur le réel, gouvernementalité, biopolitique, discipline, dont il faut se saisir pour penser et combattre le présent. C’est parce que Foucault produit une nouvelle analyse extérieure au marxisme qu’elle rend possible une perception partagée de la situation qui ne soit pas celle de la lutte des classes et qui est la condition indispensable à toute action offensive réelle. À partir de cette nouvelle analyse du pouvoir, s’organiser ne signifie plus s’assujettir à la même organisation, mais devient « agir d’après une perception commune, à quelque niveau que ce soit »3. Une existence politique libérée. Qu’est-ce qu’une existence politique commune sinon une amitié ? Selon Carl Schmitt, l’ennemi est celui avec qui je ne peux pas parler de la même chose, l’étranger total avec lequel on ne peut pas communiquer tant nous ne nous reconnaissons rien de commun. Au contraire, l’ami est celui avec lequel l’association est intuition, une sensibilité commune à partir de laquelle l’échange est possible et que l’on va pouvoir comprendre : « Il n’y a jamais la communauté comme entité, mais comme expérience. C’est celle de la continuité entre des êtres et avec le monde. Dans l’amour, dans l’amitié, nous faisons l’expérience de cette continuité »4.
Par ses concepts, Foucault démasque les mécanismes de domination cachés derrière les théories de la souveraineté et du droit. C’est un travail de dévoilement qui met au jour les techniques de pouvoir. Il met à nu les artifices symboliques de la souveraineté pour ne plus faire apparaître que les rouages et engrenages d’une colossale machine à gouverner qui constitue l’invariant métamorphique de la domination. À partir de là, on assiste à une désactivation des dispositifs qui ne permet pas de les réagencer pour en faire de nouveaux qui ne soient révélés. C’est un processus permanent de lutte qui se fonde sur de nouveaux principes évitant les écueils d’une organisation partisane pleine de microdominations. Un aggiornamento salutaire.
1Ibid., p. 92.
2Didier Eribon, Michel Foucault, Flammarion, Paris, 2011, p. 91.
3Comité invisible, Maintenant, La Fabrique, Paris, 2017, pp. 127.
4Comité invisible, À nos amis, La Fabrique, Paris, 2014, p. 17.