Fanon, qui a vécu dans sa chair la révolution et la guerre algérienne, s’inscrit clairement dans la lignée d’écrits de stratagèmes révolutionnaires. Il théorisera à partir de son expérience vécue, il sera le transmetteur par écrit de que ce toute la révolution algérienne amènera de nouveau dans l’idée de révolution, de ses composantes, dans l’idée de la guerre, de la guérilla, dans un contexte purement décolonial. Les thèses de Fanon que nous allons voir s’inscrivent dans ce cadre-là. La seule différence et non pas des moindres est que Fanon retranscrit ici une réalité vécue par les combattants algériens, il n’en est en rien le commandant, le général ou le théoricien. Fanon en est le spectateur. Mais ce qu’il propose est tout à fait notable et constitue la prolongation de toute une histoire révolutionnaire qui s’interroge sur le moyen de faire advenir la victoire. Si Fanon ne porte pas cette image d’un penseur pratique, il a cependant produit dans le deuxième chapitre de Les Damnées de la Terre intitulé « Grandeur et faiblesses de la spontanéité » une analyse tactico-révolutionnaire, tactico-guerrière, une réelle synthèse de la situation algérienne qu’il vivait, percevait et enfin décrivait afin de retranscrire ce qu’il se passait afin d’aider d’autres situations révolutionnaires africaines. Penser Fanon comme révolutionnaire qu’il était permettrait d’éviter un bon nombre de faux débats, comme la question de l’apologie de la violence. Sous ce prisme-là, cette question apparaît comme stérile, mais surtout stupide. Nous allons voir méthodiquement comment la pensée stratégique de Fanon s’opère, en quoi elle consiste, en opérant une phénoménologie du soulèvement et de son déroulement. Ce chapitre permet d’éclairer la difficulté que peut engendrer un soulèvement, et dans ce cas spécifique les soulèvements décoloniaux. Fanon et plus spécifiquement le chapitre deux de Les Damnées de la Terre s’inscrit dans la prolongation d’un corpus de textes de stratégie guerrière comme Les Sept piliers de la sagesse de T.E Lawrence, mais surtout dans le contexte de la lutte anticoloniale, de son histoire et de son urgente actualité au moment de l’écriture du livre. On va donc énumérer ici les différents stratagèmes et les plus importants que Fanon théorise, synthétise, de manière chronologique c’est-à-dire du début du soulèvement au début de la contre-insurrection. Cette vision et ces éléments de Fanon étant trop souvent oblitérés.
En premier lieu, il explique tout d’abord que le sujet révolutionnaire des pays colonisés n’est pas le prolétariat comme en Europe. Que celui-ci, en Afrique constitue une partie de la bourgeoisie : « par la place privilégiée qu’ils occupent dans le système colonial constituent la fraction “bourgeoise” du peuple colonisé ». Pourquoi dit-il cela ? Car il se retrouve en ville, avec un statut social meilleur que beaucoup d’autres, ainsi ils ont des choses à perdre comme tous les habitants des grandes villes africaines. Que le peuple qui n’a rien à perdre est à l’inverse celui des campagnes. Celui qui est marginalisé et qui n’est pas intégré à la vie occidentale, qui n’a aucun statut social. Il rompt ici avec toute une conception marxiste du sujet révolutionnaire qui est fondamentalement le prolétariat. Fanon prend des concepts connotés au marxisme pour les singulariser au cas des pays africains, car la situation économique et particulièrement la situation de l’industrie ne sont pas du tout identique à l’Europe. Ainsi, il reprend ces concepts marxistes, mais en leur changeant le rôle qu’ils occupent, la fonction qu’ils portent. Il faut entendre par le prolétariat comme une fraction bourgeoise, bourgeois au sens traditionnel. C’est-à-dire celui qui dans un groupe de personne porte des statuts privilégiés. Pour Fanon, c’est le lumpenprolétariat avec les paysans, c’est-à-dire les gens des milieux ruraux, qui sont potentiellement prêts à la révolution. Il en fait un véritable éloge. « Le lumpenprolétariat constitue l’une des forces le plus spontanément et le plus radicalement révolutionnaires d’un peuple colonisé ». Après avoir transformé le rôle des prolétaires, il transforme celui des paysans, des milieux ruraux ainsi que le lumpenprolétariat. Le lumpenprolétariat qui pour Marx ne constitue rien de réellement solide, sur qui on ne peut mettre aucun espoir, tout comme les paysans. Seul le prolétariat des villes est le sujet révolutionnaire. Quant au rôle des paysans que nous trouvons chez Fanon, il est identique à celui que Mao imagine dans le cadre de la Chine en affirmant que le plus intelligent et le plus stratégique est l’utilisation des masses rurales, qui sont le foyer révolutionnaire. Ces deux « classes » ne constituent rien de tout cela chez Marx comme nous venons de le dire, bien au contraire. Mais ce que Fanon dit n’est pas un simple désaccord théorique avec Marx. Marx parle, théorise à partir de l’Europe, Fanon de l’Afrique, comme je l’ai dit et comme tout le monde le sait la situation est loin d’être identique. Et Fanonn au lieu d’être un marxiste naïf qui implique la même science à tout endroit sur terre, et à toute époque, opère ici une différenciation qui est simplement tactique et stratégique dans la cadre de ces nouvelles révolutions décoloniales qu’ils voient de ses propres yeux en Algérie, il ne fait que retranscrire ce qu’il vit et perçoit. Toutefois, il reste un marxiste attaché à l’idée d’un sujet révolutionnaire, il ne dépasse pas cette idée et au lieu de sacraliser les prolétaires des usines, ce sont les paysans et le lumpenprolétariat qui ont une nature révolutionnaire inéluctable. Toute sacralisation pouvant très vite se transformer en fétichisation, le caractère révolutionnaire et l’explosion d’une révolution ne sont pas liés à une unique réalité économique et à un prétendu sujet qui serait le déclencheur de toute l’histoire. Certains hommes ne doivent pas être des instruments d’une quelconque providence.
En deuxième lieu, et même si cela n’occupe que quelques pages, ce n’est pas pour autant inutile. Fanon opère une critique radicale du rôle tenu par les partis, le gouvernement, les syndicats. S’approchant ici d’une conception anarchiste qui ne conçoit aucune concession possible avec toute forme d’organisation politique existante les considérant toutes comme contre-révolutionnaires, trop conformistes et pas assez radicales. Pour commencer, il fait le constat que les partis politiques tout comme les syndicats qui cependant prétendent à l’agitation politique, utilisent les paysans comme une force aveugle et en réalité ne s’intéresse jamais à eux. Toute leur politique et à la fois toute leur vision du monde est centrée sur la population urbaine. « Les syndicats, les partis ou le gouvernement, dans une sorte de machiavélisme immoral, utilisent les masses paysannes comme force de manœuvre inerte, aveugle. Comme force brute ». Il continue sa critique en disant que la volonté de briser le colonialisme des partis nationalistes « fait bon ménage avec une autre volonté : celle de s’entendre à l’amiable avec lui. » Fanon est radical, au sens étymologique qu’il prend le problème à la racine, et pour ce problème, la racine est le colon, le colonialisme et aucune concession n’est possible avec lui. C’est ce qu’il reproche, au-delà du fait qu’ils oublient les paysans, finalement aux partis nationalistes. Le parti politique, son existence est une constante condamnation de toute insurrection. Maintenant, il y a aussi l’aspect plus concret et moins théorique qui est celui de la surveillance policière et de sa domination. Rester dans les villes pour les militants sincères, c’est se vouer à l’arrestation, à la torture, à la défaite. Si ces militants veulent vraiment l’insurrection ils doivent partir dans les campagnes, l’endroit où le dispositif policier de surveillance, de contrôle est beaucoup moins puissant, la police par essence étant une institution citadine, ainsi ils pourront se cacher, fomenter le soulèvement avec les masses rurales. Ce stratagème énoncé en quelques pages est important et finalement se divise en deux. D’un côté, il conçoit impossible une révolution dans le cadre traditionnel de partis politiques ou de syndicats, et de l’autre, il conçoit l’insurrection hors des villes, sa naissance et sa puissance réside en campagne, dans l’invisibilité que celle-ci leur propose. Partir des campagnes constitue un avantage décisif vis-à-vis de la potentielle répression policière. Partir des campagnes est un avantage à la fois en « esprit », car c’est s’éloigner des partis politiques et de la propagande et c’est un avantage pour le « corps », car c’est éviter plus facilement la répression policière.
En troisième lieu, Fanon nous dit que toute insurrection naît de manière spontanée. Comme nous l’avons déjà vu, le lumpenprolétariat qui est laissé de côté constitue la force la plus radicale des pays colonisés, car ils n’ont rien à défendre et n’ont goûté à rien des « plaisirs » et des mœurs de l’Occident comme les gens des villes. Ainsi, ils constituent la force révolutionnaire la plus spontanée comme ceux des campagnes, qui sont prêts à l’insurrection. Pour Fanon, toute insurrection naît de la spontanéité de certains. Et notamment, comme dit dans le stratagème d’avant, de la rencontre des militants sincères qui ont dû fuir les partis politiques, la ville pour venir se réfugier en campagne et qui vont apprendre et cohabiter avec les paysans permettant le déclenchement rapide du soulèvement. En affirmant cela, il conjoint avec plusieurs théories tactico-révolutionnaires qui conçoivent l’insurrection comme une conspiration à préparer en amont, qu’il faut s’organiser secrètement attendant le bon moment comme le montre bien Philippe Buonarroti dans Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, l’idée que la révolution sera tout de suite accompagnée par des révolutionnaires qui ont préparé des idées et des choses en amont. Fanon admet que le soulèvement décolonial finira par arriver comme une fatalité, il ne faut pas le précipiter ni l’animer dès le début, il faut attendre cette spontanéité première et s’y greffer le plus rapidement possible pour dépasser cette première spontanéité et tendre potentiellement vers la victoire, comme nous allons le voir dès maintenant dans le prochain stratagème.
En quatrième leçon, Fanon, après avoir exposé la naissance de l’insurrection avec le lumpenprolétariat comme sujet historique, sujet principal de la révolution, va immédiatement adopter une position qu’on pourrait dès maintenant appeler maoïste ou du moins léniniste, sur le fait que l’insurrection spontanée doit à brûle-pourpoint laisser place ou en tout cas être suivi d’une organisation méthodique et un changement clair de stratégie. Nous passons d’un simple soulèvement à une guerre. Ceci est un point important pour Fanon qui reste prit dans le bourbier du marxisme-léninisme : soit la spontanéité première de l’insurrection reste spontanée et alors l’insurrection meurt, elle ne restera connue que comme l’explosion d’une émeute, soit elle s’organise et alors l’insurrection devient révolution, devient guerre. Des dirigeants de l’insurrection doivent apparaître et diriger celle-ci. S’il attribue une confiance à son sujet révolutionnaire, il pense cependant que stratégiquement le laisser seul à agir est vouer à l’échec. Ici le nom du second chapitre de Les Damnées de la Terre prend son sens le plus limpide. Pour Fanon, spontanéité et organisation ne constituent pas une antinomie comme c’est généralement le cas dans les théories de stratégie révolutionnaire. Pour lui, il n’est pas contradictoire que l’insurrection débute de manière spontanée par le peuple le plus mis à l’écart (la grandeur de la spontanéité), mais qui de suite doit abandonner sa spontanéité une fois l’insurrection lancée afin de laisser place à l’organisation hiérarchique, méthodique et stratégique pour pouvoir aboutir à la victoire et éviter l’essoufflement, la défaite, les pièges que la contre-insurrection va lancer, le spontanéisme apparaissant vite comme une méthode naïve et vouer à mourir face à l’ennemi (faiblesse de la spontanéité). Sans dirigeants l’insurrection reste au stade de jacquerie et ne devient pas guerre révolutionnaire. S’il porte une confiance quasi aveugle aux masses pour déclencher l’insurrection il est beaucoup plus sceptique sur leur capacité à gagner. Il porte une vision maoïste qui est très claire, les dirigeants doivent contrôler, centraliser le soulèvement, se préparer méthodiquement. Le risque que ceux-ci deviennent eux-mêmes des chefs ennemis à la révolte n’est pas évoqué par Fanon.
De plus, pour Fanon si l’insurrection commence ailleurs qu’avec le lumpenprolétariat, il faut à tout prix vite l’intégrer dedans, car sinon celui-ci risque de se retourner contre elle de par sa situation extrêmement fragile, de par sa grande misère il sera prêt à se vendre à l’ennemi. Par là il montre que ce lumpenprolétariat n’est pas animé forcément d’une foi révolutionnaire, mais plus d’une envie brûlante de quitter sa situation de misère, ainsi il est prêt à se vendre au plus offrant. Fanon ne se laisse pas illusionner, il essaie au mieux de voir la réalité afin d’en tirer les meilleures leçons. Il comprend le rôle qu’occupe le lumpenprolétariat comme « armée de réserve » qui peut très vite se retrouver dans un camp ou l’autre. Et ils ne comptent les laisser de côté. Parler d’un lumpenprolétariat comme un bloc uni qui irait dans tel ou tel camp reste cependant binaire donc très réducteur. Il n’est donc plus question de savoir de quelle chair est fait le sujet historique, ni comment une quelconque organisation doit mener la révolution, mais il est peut-être question de quels communs existentiels et matériels peuvent émerger entre une insurrection impure et les révolutionnaires ?
En cinquième lieu, il nous évoque la contre-révolution qui doit arriver à un moment donné, la question qui se pose est comment la dépasser ? L’essoufflement de la révolution est inévitable, le début machiavélique de la contre-insurrection aussi. Fanon parle ici de toute la théorie contre-révolutionnaire développée par des militaires français dans le cadre des révoltes des colonies et en en décrit le fonctionnement. Celle-ci qui est organisée de manière extrêmement intelligente et sournoise par l’ennemi, qui étudie les faiblesses du camp révolutionnaire et peut tromper facilement beaucoup de révolutionnaires, de sympathisants ainsi que les masses. Il note que le début de la révolution fait changer de tactique à l’ennemi, centré dès lors beaucoup plus sur la bataille psychologique, sur le retournement du lumpenprolétariat, essaie de redonner vie aux luttes tribales. Il essaie d’affaiblir l’ennemi de l’intérieur, de retourner des colonisés contre d’autres colonisés. Et d’emblée l’ennemi instaure des concessions qu’il fait au peuple, l’augmentation de salaire, etc. Car ils se rendent vite compte de « la faiblesse idéologique, de l’instabilité spirituelle de certaines couches de la population », en faisant les concessions ils portent en eux l’espoir que ces couches acceptent la prétendue nouvelle situation et qu’elles se calment. Ainsi, le problème premier et la raison principale de la révolution c’est-à-dire l’expulsion du colon s’efface devant ces accords donnés au peuple pour le calmer. D’un côté il y a les colons déterminés, de l’autre l’avant-garde révolutionnaire qui s’organise et entre il y a la masse, le peuple qui est fragile, instable et la bataille de la contre-insurrection se joue précisément ici dans la tentative de retourner le peuple du côté de la colonie. L’enjeu de la bataille devient la population et son soutien. Nous savons maintenant que pour Fanon ce qui demeure primordial est quand même l’organisation et ici nous le comprenons encore mieux. Ici l’organisation doit permettre de contrecarrer cela et continuer la révolution jusqu’au bout. Comment ? « Par la politisation des masses » que doivent opérer les dirigeants de l’insurrection. Cela passera sûrement par la propagande comme le théorise Mao. Ainsi Fanon pense que la révolution ainsi n’est possible que dans le cadre d’une organisation, car très vite elle devient une guerre révolutionnaire face à un camp ennemi qui est très bien organisé, qui use de méthode stratégique, qui ne vise pas simplement l’affrontement, mais à détourner l’ensemble des masses du soulèvement. Sans organisation sous l’autorité de dirigeants révolutionnaires, c’est une condamnation à la défaite. Sans organisation la révolution n’est qu’une insurrection qui s’essouffle et qui meurt assez vite. Pour lui la révolution devient guerre et seule une organisation centralisée par des dirigeants est capable de faire advenir la victoire. Plusieurs problèmes se posent, la révolution comme sujet d’une avant-garde dont nous savons trop bien comment cela finit, le peuple comme entité abstraite incapable de rentrer en révolution totalement comme si la révolution n’était pas précisément ce moment où l’ancien ordre apparaît à tous comme insupportable, et enfin comment penser une guérilla qui ne soit pas diffuse, totale, précisément ingérable par quelques hommes, mais comme organisation de tous. La guérilla c’est précisément une organisation diffuse, multiple, capable de tenir l’articulation entre visible et invisible, tenir au plus proche la vie et non la guerre comme objet.
En sixième lieu, attardons-nous plus précisément sur comment Fanon entrevoit cette guerre, de quelle manière il la conçoit. Il utilise le terme de guérilla et développe la tactique que ce terme implique dans un passage très « Lawrencien ». Il apparaît pour Fanon que d’un point de vue stratégique c’est-à-dire en termes de soldats, de troupes de soldats, d’armements ils ne peuvent pas faire comme dans une guerre traditionnelle face à l’armée française beaucoup mieux armée, cela serait un carnage. Non, face à cela il va dire qu’il faut employer la guérilla, et en effet les Algériens connaissent, habitent les lieux, les campagnes, ont la population comme soutien, peuvent se cacher en elle et cela est stratégiquement plus intelligent, plus efficace pour combattre l’armée française qui va devoir s’adapter difficilement. Fanon affirme que « dans la guérilla en effet, la lutte n’est plus où l’on est, mais où l’on va » et quelques lignes plus tard il dit ceci de très intéressant :
« Aucune position stratégique n’est privilégiée. L’ennemi s’imagine nous poursuivre, mais nous nous arrangeons toujours pour être sur ses arrières, le frappant même au moment où il nous croit anéantis. Désormais, c’est nous qui le poursuivons. Avec sa technique et sa puissance de feu, l’ennemi donne l’impression de patauger et de s’enliser. » C’est une assertion similaire que nous sert Lawrence dans Les Sept piliers de la sagesse : « toujours à procéder par touches et replis ; ni poussées ni coups. L’armée arabe ne chercha jamais à conserver ou améliorer l’avantage, mais à se retirer et aller frapper ailleurs ». Lawrence, l’un des premiers à avoir bâti les principes de la guérilla a probablement du influencer Fanon, quoi qu’il soit il est évident d’y voir une similarité autant théorique qu’historique entre cette guérilla, dans cette révolte arabe de 1916 que cette guérilla, révolte des années 1950-60 des Algériens. Fanon conçoit ainsi la guérilla comme la méthode guerrière la plus efficace, et ce fut celle employée, pour gagner cette guerre contre l’ennemi français.
En dernier lieu, Fanon montre l’importance de la violence dans la radicalité du guerrier. Et de son irréductible déchirure avec la réalité d’avant, avec le monde colonial. Cette dernière pensée rejoint le premier chapitre du livre Les Damnées de la Terre intitulé « De la violence » et en constitue la suite. Dans ce premier chapitre, Fanon explique simplement que le colon ne partira pas par simple demande, il sait qu’on ne veut pas de lui, il partira quand il se sentira en extrême danger. Fanon en tant que théoricien de la guerre révolutionnaire développe donc l’importance que porte la violence dans les luttes décoloniales. Il va de soi que quand il parle de violence, il parle de violence collective, c’est pourquoi souvent violence et guerre peuvent être synonymes chez Fanon. Il retranscrit la réalité de ce qu’il perçoit en Algérie et donne des argumentations théoriques à une intuition sensible des colonisés. Il ne fait pas un manifeste pour la violence ni un éloge, il décrit simplement en tant que stratège révolutionnaire le rôle important de la violence dans les soulèvements. La violence est vue comme une intuition de la part des colonisés, une intuition instinctive dans le sens qu’elle n’est qu’une réponse à la violence qu’on leur inflige en premier et dont ils veulent répliquer. Elle est apparaît comme une fatalité tellement elle est importante à laquelle doivent aboutir les colonisés s’ils veulent se libérer. En effet la violence est le seul langage que peut comprendre le colon. Le système colonial se caractérise par une grande violence que seule une violence plus grande peut venir abattre, ou du moins déjà contester. La violence est un mouvement, un processus de libération pour le peuple colonisé, la violence en tant que telle est une libération, car c’est la première fois que s’affirme collectivement un front qui fait face aux colons, un front qui permet d’exprimer tous ses sentiments de colère, de rage, de haine, d’injustice qui restaient enfermés chez chaque personne. De fait cette violence qui tout de suite s’exprime collectivement permet d’unifier le peuple colonisé autour de comportement, d’action, précisément là où le système colonial essaie de les individualiser, de les séparer, de créer des conflits internes entre les colonisés. Mais grâce à la violence, les colonisés s’unifient autour d’un combat commun, elle est l’expérience grandissante de la puissance. Les colonisés sont des êtres affaiblis que l’expérience de la violence va permettre de rendre fort. Ce qu’il entend par l’expérience de la violence, c’est la violence collective en définitive c’est l’expérience de la guerre. Violence et guerre peuvent se lire dans ce dernier stratagème comme synonyme. Après avoir expliqué dans le second chapitre, établi les conditions de possibilité d’une révolution, de la question de stratégie, de l’organisation, de la guerre a menée il explique le rôle que porte la violence cette fois-ci sur l’individu qui l’exprime, il passe de l’aspect stratégique, tactique de la violence guerrière à ce qu’elle provoque aussi de positif dans la subjectivité, et comment elle opère une subjectivation nouvelle. Sur quoi la violence change le regard ? Notamment il souligne le fait qu’elle permet d’ouvrir les yeux sur des pensées qui avaient été jusque-là trop manichéennes. Un homme noir peut se trouver être un ennemi, un homme blanc peut se trouver à les soutenir. Le problème racial qui est la cause de la révolution laisse apparaître un autre problème qui est social. Ils se rendent compte que tous les noirs ne seront pas avec eux et que certains même seront ennemis de par leurs richesses, leurs statuts sociaux, leurs désirs, leurs privilèges. La révolution acquiert une fonction de dévoilement d’une réalité qui été jusqu’alors sous-jacente. Ce qui est aussi intéressant et qui rompt avec cette idée habituelle que la révolution permettrait uniquement d’éclairer les choses, de les rendre plus simples. Pour Fanon, c’est aussi l’idée que la révolution dévoile de nouvelles configurations, rend plus nuancé le visage de l’ennemi. Les révolutionnaires doivent être rigoureux éthiquement pour éviter de perdre des batailles, de se tromper d’ennemi, de se faire avoir par la contre-insurrection. Il pense en définitive que singulièrement l’individu colonisé faisant office de la violence, de l’action va ainsi découvrir une nouvelle réalité, une nouvelle politique. Ainsi, il va être capable maintenant grâce à la violence qu’il a expérimenté de déchiffrer la réalité sociale et d’être capable de la comprendre. En fin de compte, au niveau collectif la révolution rend plus complexe la compréhension, car elle anéantit la naïveté précédente cependant au niveau de la subjectivité personnelle l’être en est radicalement plus libre. Il est maintenant capable de saisir la réalité sous un nouveau prisme grâce à la violence qu’il a expérimentée. La violence porte un rôle de clarification. Le rôle de celle-ci au niveau individuel a le mérite d’éclairer l’individu sur ce qui l’entoure. Au-delà de l’aspect immanent stratégique sur l’utilisation de la violence comme seul moyen de faire face à l’ennemi pour le repousser, le tenir en respect, celle-ci est aussi utile dans ce qu’elle produit chez l’individu, c’est-à-dire sa prise de conscience sur ce qu’est la réalité de tout le système colonial.
Finalement, si nous suivons littéralement le contenu du texte, le livre aurait dû s’appeler « Pour une libération des damnées de la Terre », dont certaines armes et erreurs sont contenues dans ce livre, et dont aujourd’hui cette libération n’a pas cessé d’être encore un combat.