« Notre supériorité dans la connaissance du monde, nous ne pouvons la tenir que de notre participation à sa transformation consciente. Les révolutionnaires de notre époque ont à être dans leurs actes les compagnons les plus proches et les plus sûrs du négatif à l’œuvre, et pour cela, leur conscience doit serrer de très près la totalité du négatif à l’œuvre dans le processus historique en cours. »
Daniel Denevert, Pour l’intelligence de quelques aspects du moment
Presque vingt ans d’écart séparent la publication de l’Appel de celle du Manifeste conspirationniste. Tous deux sont sortis en périodes de sclérose et d’impuissance, et leur ambition n’était pas moins que de rompre avec cette atonie généralisée et de partager une intelligibilité conspirative de l’époque. Il ne s’agit pas de convaincre, comme l’espère une certaine tradition critique, mais plutôt de toucher les évidences communes pour les renforcer. « Fuir, mais en fuyant, chercher une arme » (Gilles Deleuze & Claire Parnet, Dialogues). Tel est le chemin commun que tracent ces deux textes : faire sécession, refuser le chantage social, fuir le terrain de l’économie et provoquer la rencontre. On retrouve dans les lignes de l’Appel et du Manifeste conspirationniste une commune affirmation. Celle de la part irréconciliable du monde, irréconciliable, car le monde n’est pas UN, mais un ensemble de multiplicité, traversé par des réalités différentes. Ainsi, voir le monde comme un ensemble, c’est voir au-delà du visible, voir les dynamiques en œuvre, voir dans cet ensemble le libre jeu des formes de vie, c’est-à-dire la guerre civile. Le plan de la guerre civile révèle la caducité des affrontements étatiques, qui ne sont en vérité que des conflits entre des formes de vie impériales pour une hégémonie. Prendre le parti de la guerre civile, c’est interrompre ce continuum et rendre saisissable l’effectivité du jeu singulier des formes de vie et la possibilité de l’affrontement. Assumer que ce jeu est le lieu où des rencontres s’éprouvent et communiquent leurs différences éthiques, de manière à élaborer à chaque instant un certain art des distances. À partir de là, il n’est plus question ériger une forme de vie hégémonique, mais bien de faire l’expérience du « jeu entre les différents mondes, l’alliance entre ceux qui sont compatibles et l’affrontement entre les irréconciliables » (Appel).
Ces deux livres partent d’un point de vie, d’une somme d’expériences vécues et des recherches d’intelligibilité afin de partager une vision sensible de la situation. Cette vision sensible déterminée du fait de sa situation d’émergence met en tension la connaissabilité du maintenant par l’entrecroisement du passé et présent. Le passé n’éclaire pas le présent ni inversement, c’est l’entrecroisement qui active des potentialités. Elles sont partiales : chaque potentialité contient une puissance de rupture, de séparation. Toutes les tentatives révolutionnaires ou insurrectionnelles démontrent l’élan vital de se séparer de l’état de choses. C’est là que naît tout schisme, entendu comme séparation, selon étymologie grecque σχίσμ, du verbe σχίζω qui signifie séparer et fendre. La position schismatique est l’affirmation éthique de la part irréconciliable du monde. En 1970, une certaine autonomie italienne prit cette position avec separ/azione. Comme le dit Carla Lonzi : « Nous ne sommes pas de votre monde ». L’Appel réactivait à son tour une telle position par la « sécession » et la « désertion ». La séparation est donc nécessaire pour les auteurs l’Appel. Elle implique des rencontres, le tissage d’amitiés pour partager la joie et le combat. Quant au si scandaleux Manifeste conspirationniste, la position schismatique est plus que jamais affirmée : « Nous sommes un schisme ». Ses auteurs voient dans le schisme en cours la séparation de ceux qui ont voulu rester dans la société et ceux qui l’ont refusée. Les premiers sont obnubilés par leur appartenance sociale et les seconds sont attachés à leurs expériences. La dimension expérientielle de la vie est l’élément dynamiteur des derniers soulèvements. Par l’affirmation sensible d’une pluralité de « je », le mensonge qui rongeait leur expérience commune ne tient plus, autre chose de bien plus profond se vit et rend tangible le besoin du partage. « Au fond, c’est de là que nous partons, là que nous nous retrouvons. Le plus singulier en nous appelle un partage » (Appel). C’est là que se bâtit un « nous » expérienciel sur le plan d’un partage commun partisan de l’expérience.
« En matière de stratégie, nous retenons toutes les leçons de la « tradition des vaincus » (Appel). Si l’ambition manifeste de ces deux textes est d’armer les lecteurs touchés par ce geste de séparation, ils offrent aussi des munitions pour entreprendre l’élaboration d’une stratégie située dans le plan des formes de vie. Se sentir proche de la puissance du mouvement ouvrier non comme fétichisme idéologique et mystificateur, mais comme une tonalité spectrale de sa puissance technique. Le mouvement ouvrier est basé sur le partage de pratiques criminelles : que ce soit les caisses de solidarité en cas de grève, les sabotages, les sociétés secrètes, la violence de classe. On oublie souvent que les premières formes de mutualisation visaient à sortir de la débrouille individuelle. L’illégalisme était la conscience même du mouvement ouvrier. Aux États-Unis en 1910, l’Industrial Workers of the World futun bel exemple de cette puissance capable de mettre à mal l’infrastructure capitaliste par l’existence d’une fraternité clandestine avant que la répression ne passe par là et retourne le mouvement ouvrier contre lui-même. Les conséquences en ont été la déchirure du lien entre syndicats et gangs. Cette coupure est comme le symbole de la défaite du mouvement ouvrier et de sa capture par l’appareillage étatique. Les puissants ont réussi à priver la capacité de conspirer au mouvement ouvrier, cette capacité est devenue le seul apanage des puissants. C’est cette capacité à conspirer qui faut retrouver et ne pas laisser aux puissants. C’est retrouver le partage d’une disposition éthique à la conspiration. D’Auguste Blanqui à Lénine, il n’y avait pas de mouvement, mais seulement des conspirations donnant lieu à l’insurrection. L’avènement du stalinisme transnational mit à mal la faculté de conspirer, devenu une propriété réservée aux bureaucrates, à la vue de tous, de manière à ériger la politique et le militantisme. Il fallut attendre les années 1970 en Italie pour voir réémerger toute la puissance de la faculté de conspirer dans l’ensemble des pratiques hétéronomes et clandestines de l’autonomie. Un grand assaut séparatiste en somme. En France, cela ne viendra que bien plus tard, en 2018 avec l’insurrection des « gilets jaunes ». L’activité conspirative était tenue en haut lieu dans les ronds-points et ouvrit sa propre temporalité. Une semaine rythmée par l’occupation des ronds-points dès les premières lueurs du soleil, suivie dès la nuit tombée par les sabotages des radars et d’autres objets nuisibles à la vie et pour conclure la fin de semaine par l’exercice de l’émeute. Ce sont quelques exemples de fragments qui constituent la « tradition des vaincus ». Une stratégie schismatique ne peut naître que part l’attention au pathos-formel pour concevoir une nouvelle méthode.
Dans le Manifeste conspirationniste, on retrouve vers la fin du livre une citation de Victor Serge : « il n’est pas de force au monde qui puisse endiguer le flot révolutionnaire quand il monte et que toutes les polices, quels que soient leur machiavélisme, leur science et leurs crimes, sont à peu près impuissantes » (Les Coulisses d’une sûreté générale. Ce que tout révolutionnaire devrait savoir sur la répression, 1925). Faire proliférer les conspirations, c’est-à-dire multiplier les foyers de conflictualité lors d’une période de basculement, est notre seul chemin de dépassement à prendre. Ainsi, rendre inarrêtables les flots révolutionnaires implique leur prolifération. Les expériences des « gilets jaunes », mais aussi de la révolte suite à la mort de Nahel, ont démontré la pertinence de la citation de Victor Serge. L’émergence d’une prolifération de lieux de conflits a littéralement fait trembler l’État. Néanmoins, un problème reste inchangé : la question de temporalité. La révolte de Nahel a buté sur ce problème des conditions pour alimenter l’offensive, que l’on retrouve dans toute révolte qui fait face à son accroissement de puissance. L’expérience des « gilets jaunes » réserve peut-être quelques conseils sur ce point. Les ronds-points, les maisons du peuple et tous les liens matériels qui proliféraient étaient en eux-mêmes la force primordiale du mouvement, sa capacité à alimenter l’offensive. L’État l’a bien compris et s’est empressé de mater la force qui s’étendait. Le changement de temporalité était en cours, et la victoire de la répression a pu enrayer cette métamorphose, réduisant le mouvement à une forme émeutière cadenassable, au sein de laquelle les logiques représentatives apparaissent pour faire décroître la puissance. D’où l’importance commune de l’Appel et du Manifeste conspirationniste de se défaire de ses logiques représentatives et d’appuyer sur les lignes de fractures. L’exemple de l’événement du Covid est assez signifiant. Toute forme de contestation ou de soustraction a subi de plein fouet les logiques de représentation dont le monde du social est garant. Cela a provoqué une myopie certaine et l’impossibilité de voir des phénomènes profonds. Quand dans ce genre de situation « partout des alliances sont possibles. La perspective de briser les circuits capitalistes exige, pour devenir effective, que les sécessions se multiplient, et qu’elles s’agrègent » (Appel). Oui, l’époque que nous vivons regorge de déserteurs en tout genre. D’autres façons de vivre tentent de tracer leurs propres chemins. « Le tout est de parvenir à briser la glace sociale. À poser les conditions de possibilité d’une communication d’âme à âme. De parvenir à organiser la rencontre, en somme. Et ainsi, tisser un plan conspiratif qui va s’étendant, se ramifiant, se complexifiant, s’approfondissant. Résister, surtout, à la tentation de se refermer en un groupe, en une entité qui s’appréhende à son tour depuis le dehors. Les groupes ne sont bons qu’à trahir ce en vertu de quoi ils ont été formés » (Manifeste conspirationniste).
Ezra Riquelme