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L’Appel, ceci est un commencement

« D’un bout à l’autre, c’est un pari que nous faisons.
Il n’appartient qu’à l’histoire et à son jeu glacé de juger
si ce que nous entreprenons n’est qu’un commencement,
ou déjà un aboutissement. »
TIQQUN, Thèses sur le Parti Imaginaire

Il y a vingt ans s’échangeait clandestinement, de proche en proche, un texte majeur : Appel. Ce texte fut tout autant un grand bouleversement de la sensibilité qu’un schisme. La tentative nécessaire de donner forme à une puissance sensible et située, capable de se défaire de la civilisation. Celui-ci s’adressait à toutes les personnes partageant des évidences communes : déserter le social, faire sécession, refuser la temporalité de l’urgence de la catastrophe, fuir le désastre de l’activisme, s’organiser en conséquence. Depuis sa publication, ce texte continue de mettre en crise les milieux autonomes, anarchistes et militants, donnant lieu à une multitude de fantasmes. La volonté farouche d’exorciser ce spectre nommé « appeliste » qui les hante n’est que la tentative de sauvegarder leurs précieux crédits sociaux de radicaux et de continuer d’ériger leur inconsistance éthique.

L’Appel a eu le mérite de réaffirmer le sensible face au régime de l’idéologie, de partir du plus singulier, des amitiés, des attachements aux mondes et de la singularité de la situation. S’il inquiète autant les militants, c’est qu’il pointe avec justesse leur réflexe exécrable de calquer leur bonne conscience et leur modèle organisationnel hors-sol à une situation. Prendre le parti de sentir les formes semble un élément éthique minimal pour saisir pleinement une situation, car la réalité d’une situation appelle à une rencontre entre elle et une nécessité singulière, pour donner naissance à une forme. Cette naissance affecte directement la réceptivité de certaines singularités, qui peuvent éprouver et participer au dynamisme de la forme qui agit sur la situation qui l’a elle-même constitué. Donc, être enfin capable de voir au-delà de la misère de la vie sociale qui nous condamne à ne rien voir. Comme le rappelle le Comité invisible dans Maintenant : « Il n’y a aucun sens à partager des choses si l’on ne commence pas par communiser l’aptitude à voir. Sans cela, vivre le communisme s’apparente à une danse furieuse dans le noir absolu : on se heurte, on se blesse, on se flanque des bleus à l’âme et au corps, sans même le vouloir et sans même savoir à qui, au juste, en vouloir ».

Défaire la gauche n’a jamais autant été d’actualité. Ces dernières années, le désir de gauche a repris de plus belle en parallèle de la montée du fascisme et du retour du mouvement social. Autrement dit, le social a recapturé ce qui se faisant mouvement. Étrangement, la nécessité tactique que propose l’Appel reste encore pertinente aujourd’hui : saboter par tous les moyens la recomposition de la gauche, la construction du parti, et porter la plus haute tonalité de la sécession dans les secteurs vitaux de la machine impériale. Que ce soit la gauche ou le reste de la politique classique, nul n’est capable de s’opposer au cours des choses. Leur ambition est tout autre et bien évidemment politique : gouverner cet état de choses. Ne rien attendre de la politique classique, c’est placer la politique sur un autre plan, celui de la guerre civile. La politique est comme assomptions différenciées de la guerre civile. C’est en son sein que se joue la pluralité des mondes qui implique une pluralité de réalités. La tonalité politique correspond au passage ou l’on assume les différences entre les mondes, que ce soit la coexistence par une affinité sensible au monde, ou par l’affrontement entre mondes irréconciliables et hostiles. Ainsi, une ligne de crête se dessine ou « le Parti pourrait n’être que cela : la constitution en force d’une sensibilité » (Appel). Construire le Parti coïncide à rendre habitable toute situation d’exception, c’est-à-dire rendre vivable et irréversible le retour à la normale. Pour mettre à mal l’infrastructure de l’Empire, il faut frapper à des points précis tout en rendant saisissable la pluralité des mondes et donc de l’ensemble des techniques qui les constituent.

« Ceux qui voudraient répondre à l’urgence de la situation par l’urgence de leur réaction ne font qu’ajouter à l’étouffement » (Appel). Ces dernières années ont encore été l’occasion du parti adverse de nous presser jusqu’à nous rendre insensibles. La période néolibérale a élaboré un capitalisme de la catastrophe, autrement dit le capitalisme règne par une politique de la crise. Répondre par l’urgence à la mise en place de cette politique par une urgence nous conduit inévitablement à être défaits. À force de s’acharner à vivre dans l’urgence, l’activisme ne vise qu’à alimenter l’emprise qui le tient. L’activisme écologique reproduit ce schéma. En plus de dicter une grammaire cybernéticienne, l’écologie et ses activistes sont un mirage de notre époque. Autant prendre notre temps pour bâtir une véritable consistance éthique au sein du mouvement révolutionnaire. « Le renversement du capitalisme viendra de ceux qui seront parvenus à créer les conditions d’autres types de rapports ».

La nouvelle édition de l’Appel pour un plus vaste public est l’occasion de nouvelles rencontres, de raviver la pensée qui manque tant et de retrouver l’exigence d’élaborer une stratégie. Depuis la multitude des chemins pris, trouver un plan spécial où se retrouver à cheminer ensemble. Le voyage ne fait que commencer.

Entêtement

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La revue Entêtement change de temporalité. L’envie de prendre le temps de peaufiner nos écrits et de sortir de l’urgence nous amène à déserter le format mensuel pour prendre le temps des saisons.
Néanmoins, cette autre approche de publication n’empêchera pas la revue de se tenir liée avec les moments d’éruption. Elle garde la nécessité d’une place importante à la publication d’écrits « d’intervention », mais aussi de rester aux aguets d’autres écrits singuliers qui éprouvent leur propre temporalité. Une newsletter est maintenant disponible pour être averti de la parution d’un nouveau numéro.

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