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L’adolescence stade minimale du capital

Au sein de la métropole, on trouve une multitude d’adolescents dont l’âge oscille entre de 10 et 65 ans. Le métropolitain est la forme de l’adolescence permanente de l’humanité. Pour le capital, l’adolescence est devenue le sujet essentiel de son bon fonctionnement. L’ère néolibérale a érigé la crise comme paradigme politique, alors son sujet humain ne pouvait être que l’adolescent. Cette crise entre deux âges est rendue universelle et permanente. Pourtant l’adolescence n’est qu’une fiction qui a pris racine sous le capital. Cette notion reste vague, il est difficile de définir les contours de sa physiologie, car même les transformations physiques qui accompagnent la puberté peuvent se qualifier de préadolescence. Le fameux passage à l’âge adulte est lui aussi quelque chose de flou. L’indépendance économique, l’autonomie par rapport aux parents, la maturation cérébrale, la maturité psychoaffectivité : tous ces éléments sont insatisfaisants pour déterminer un réel passage à l’âge adulte. Par ailleurs, l’adolescence est un phénomène récent, propre au monde occidental, apparu au cours du XIXe siècle. La première occurrence du terme vient de la Rome antique avec adulescens, qui n’a rien à avoir avec la version moderne. Adulescens signifie « celui qui est en train de croître », ne se réfère nullement à un critère d’âge particulier. À Rome, seuls les jeunes hommes âgés de 17 à 30 ans étaient ainsi nommés, non dans l’intention de signifier un état de préadultes, du fait que la citoyenneté leur était acquise à 17 ans et le droit de mariage dès la puberté. Quant aux femmes, elles n’étaient sujettes à aucun stade d’adolescence, elles passaient directement au statut d’uxor (épouse). Le terme adolescence disparaît par la suite. Tout au long du Moyen Âge, le passage de la condition d’enfant à adulte est marqué par la puberté. Même si on retrouve quelque trace du mot « adolescent » dans les écrits latins des clercs pour qualifier des tranches d’âges comprises entre 15 et 60 ans. Au milieu du XIXe siècle, le terme d’adolescents fait son grand retour afin de désigner les jeunes collégiens poursuivant leurs études et financièrement dépendants. Au même moment où l’industrialisation prend son essor, c’est l’arrivée d’un costume particulier qui permet de distinguer les adolescents des enfants et des adultes. C’est alors réservé à la bourgeoisie. C’est au XXe siècle, avec la généralisation de scolarisation, que l’adolescence se généralise à tous : hommes, femmes, bourges et prolos. 

L’adolescence devient un objet d’étude au début du XXe siècle, mais aussi un problème pour la société. La métropolisation des villes accentue l’émergence d’une nouvelle délinquance. Pour comprendre ce problème et mieux l’endiguer, on voit le développement de bon nombre de théories qui développent la médicalisation et la psychologisation de la subjectivité adolescente : une période nécessaire de maturation psycho-socio-physiologique avant le passage à l’âge adulte est assimilée à une maladie. C’est du côté des États-Unis que les premiers travaux psychologiques portent sur le sujet de l’adolescence : The study of adolescence (1891) de W. H. Burnham, et Adolescence (1909) de G. Stanley Hall. En Europe, ces études se développent selon deux types d’ouvrages, les premiers sont éducatifs et pédagogiques, donc très moralistes. C’est le cas de La formation de la jeune fille (1922) du Père Joseph Baeteman. Les seconds sont de type scientifique et psychologique avec l’ouvrage de Pierre Mendousse, L’Âme de l’adolescente (1928). La psychanalyse se saisit alors de cette étrange chose qu’est l’adolescence. Freud va s’intéresser aux mutations psychologiques de la puberté dans Trois essais sur la théorie de la sexualité, paru en 1905, sans pour autant évoquer la notion d’adolescence. La puberté est supplantée par se nouveaux termes en 1922 par le livre de E. Jones Quelques problèmes de l’Adolescence. En 1936, Anna Freud élabore une tentative de faire la jonction entre la puberté freudienne et l’adolescence dans ses deux livres Le Moi et le ça à la puberté et Anxiété instinctuelle pendant la puberté. L’après-guerre voit l’essor de publications majoritairement américaines, en d’autre quelque auteurs comme E. Bernfeld, O. Fenichel, H. Deutsch, E. Erikson, A. Freud, M. Klein. Il se crée un courant « egopsychologie », initié par Hartmann, Kriss et Loewenstein, qui se consacrent à la recherche d’application de la théorie. Il faut donc traiter les troubles que produit la maladie qu’est l’adolescence, qu’ils soient « troubles du comportement » ou « tendances antisociales ». Il apparaît que l’adolescence comme concept est une farce : cette période de vie déterminée est tout à fait artificielle, construction culturelle à qui une inflation heureuse des publications sur le sujet a permis d’acquérir une légitimité scientifique.

Au milieu du XXe siècle, les économistes néolibéraux ont entrepris de façonner le monde pour parfaire les conditions d’existence du capital. Ils ont mis en œuvre l’avènement de la subsomption marchande, déterminé par la matérialisation de son anthropologie du métropolitain. Une forme de vie impériale et impérialiste, dont les exigences hygiénistes et les jouissances reposent sur un système d’infrastructure de mise à distance, sur une subordination mondiale des ressources et des produits alimentant les « centres ». Tout un équilibre fondé sur la construction d’un environnement technologique toujours plus complexe et fragile. Si le métropolitain reste la forme évidente du self-made-man, son état d’esprit est celui de l’adolescence. Car la matrice occidentale de cette fiction qu’est l’adolescence permet aux néolibéraux d’enraciner en nous leur politique de la crise. Cette subjectivité est assujettie à un état de crise constante, entre des adjonctions contradictoires et l’instabilité des marchés. C’est le sujet parfait au bon fonctionnement de la sphère de la circulation. En outre cet état d’adolescence naturalise la période de consommation : être un adolescent, c’est être jeune, condition impérative pour survivre. On pourrait ainsi retranscrire en ces mots l’une des logiques du capital. La substance essentielle à la vigueur de cette forme de vie est de maintenir une jeunesse éternelle. Un culte classique des années 1990, « rester frais », semble la mode d’être actuel, la condition de valorisation de son capital social. Que ce soit pour des Likes, un travail ou un plan Q. Il faut savoir se vendre pour profiter des plaisirs de la société. Car la seule jouissance possible au sein du capitalisme est celle de l’égo. Cet égocentrisme généralisé donne lieu à l’expérimentation de dispositifs de type biopolitique et thanatopolitique. Tout en restant cool. La cool attitude demande un certain effort, celui de s’adapter aux nouveaux marchés. Elon Musk est certainement un des exemples les plus criants de cette forme de vie d’ado, entre narcissisme, égocentrisme et volonté de puissance sans limites. Mais cet état d’esprit correspond à une volonté de renouveau perpétuel. C’est le moyen pour le capital de mettre à mal l’ordre classique de l’autorité et d’appuyer la montée en puissance de l’autorité de l’entreprise. Si le père est mort à l’usine, l’adolescence de 20 ou 60 ans jouit de sa servitude au sein de son autoentreprise. L’adolescence a fourni un idiome pour la transformation de la sphère de la production, une accélération du déploiement technologique et la prolifération des nouveaux marchés. Elon Musk veut juste plier l’altérité qui habite le monde à son égo-trip. Il est obligé de rester « jeune » à coup de bistouri comme la plupart de ses partenaires économiques. Être un véritable métropolitain, c’est être condamné à se renouveler en permanence par rapport aux lois du marché, au risque de rejoindre les dépris de sa civilisation chérie. « L’ascendance symbolique de la jeunesse représente l’infiltration de l’entreprise dans la vie quotidienne » (Stuart Ewen, Consciences sous influence). Tout le monde est devenu une entreprise.

Si la puberté est une chose, l’adolescence est bien autre chose. L’adolescence n’est qu’une pathologie de l’Occident et de surcroît un dispositif stratégique pour maintenir l’expansion du capital. Se soustraire à cette assignation à être un adolescent, ce n’est pas devenir un être raisonnable, ni devenir un être froid ou aigri, mais redevenir un être habité, capable d’éprouver des expériences sensibles et de tenir à des habitudes. Retrouver le lien entre nos mots et nos expériences vécues comme véritable irruption de l’enfance. Étrangement tous les moments d’irruption sont des moments de suspension de l’économie. Des moments où les mots sont chargés d’une consistance d’expériences vécues, où l’amitié est sans réserve. Car si le capital pense avoir défait toute consistance éthique avec son capital humain, n’oublions pas que tout ceci ne tient que dans un environnement de dispositifs et à tout moment une faille peut s’éprouver. C’est une question d’attention.

Ezra Riquelme

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