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L’élaboration de la fin. Mythe, gnose, modernité

Il ne fait aucun doute que l’idée de modernité dominante aujourd’hui est soutenue par la conviction que le lien chrétien entre apocalypse et histoire a été rompu. Ceci a surtout été affirmé avec force par trois interprétations historico-philosophiques, dont il vaut la peine de rappeler ici les principes, justement pour tenter de montrer, par contraste, le sens de ce lien. Il s’agit tout d’abord de la conception soutenue par Hans Blumenberg de la modernité comme lieu de « l’auto-affirmation », ce qui revient à dire comme dépassement tant de la gnose que du dogme, tous deux étant compris comme des variations de l’apocalyptique. C’est une thèse qui a, dans les années récentes, été radicalisée par la philosophie de la compensation d’Odo Marquard, avec une louange de la modernité comme renaissance du polythéisme et abandon de tout schisme utopique. En second lieu, et d’une autre manière, le congédiement de l’apocalyptique se retrouve dans le théorème de la sécularisation élaboré par Karl Löwith. Il s’agit de l’affirmation selon laquelle l’époque moderne, avec sa philosophie de l’histoire héritée des Lumières (Illuminismo renvoie aux Lumières en italien, alors qu’en français le terme a une autre signification, l’illuminisme est aussi un courant religieux) et sa foi dans le progrès, affaiblirait jusqu’à l’usure ses prémisses proprement théologiques, se situant toujours plus loin de la promesse chrétienne originaire concernant la fin du saeculum. C’est également une nouvelle formulation de la thèse d’Overbeck, selon laquelle il y aurait une antithèse constitutive entre christianisme et histoire, le lien d’identité entre christianisme et apocalyptique étant évidemment présupposé. Enfin, une dernière variante autour de l’idée de disparition de l’apocalyptique se trouve dans la lecture de la modernité comme gnose, en tant qu’intériorisation de l’absence de réalisation de la promesse eschatologique, chez des auteurs comme Hans Jonas et Erich Voegelin. Ces trois interprétations de la modernité tissent entre elles, de manière singulière, un moment factuel et un moment évaluatif. Décrivant la modernité comme séparation entre histoire et apocalyptique, elles impliquent l’effondrement du christianisme comme religion de la rédemption et reconnaissent la présence d’une histoire qui n’est plus orientée par un sens ultime et définitif, mais mélangée au devenir naturel. D’où, face à cette ambiguïté, l’option globalement commune à toutes ces interprétations, qui consiste à opter pour un franc naturalisme. On a ainsi l’impression que toutes ces vues sur la modernité appartiennent à l’expérience, pour paraphraser précisément Blumenberg, du « naufrage avec spectateur ». Ce qu’elles blâment — en bref, la perte du sens de l’histoire dans le moderne — semble être aussi au fond ce qu’elles espèrent, dans une sorte d’identification mal déguisée avec l’agresseur.

Dans cette perspective, il convient donc tout d’abord de relativiser le conflit qui oppose Blumenberg et Löwith depuis la publication de Die Legitimität der Neuzeit. D’un côté, il est certainement vrai que la césure introduite par le concept blumenberghien « d’auto-affirmation », s’il ne rend pas justice à la Theocalia et à l’indulgence de la doctrine nominaliste du Salut, sous-estime également fortement le thème de la prédestination, de l’apocalyptique de l’âme individuelle, et donc l’importance cruciale du thème de la « fin » dans la conscience post-renaissante à laquelle il fait référence. Non seulement le calvinisme, mais la majeure partie des théories modernes de l’action, infirment l’hypothèse de Blumenberg selon laquelle l’autoaffirmation moderne de l’homme se pose comme un bouleversement de l’omnipotence du Dieu tardo-médiéval. Pas même dans le stoïcisme antique le plus inflexible, on ne peut trouver des affirmations aussi radicales de la négation de la liberté de la volonté et de la récusation de l’autonomie de l’initiative humaine que dans les œuvres de Luther, de Spinoza, de Hobbes. Et, en somme, le platonisme husserlien de Blumenberg consiste à construire l’image de la modernité comme l’époque dans laquelle l’homme, pour la première fois, en une manière à la fois héroïque et dramatique, arrive à prendre conscience de l’étau impossible à refermer entre temps de la vie et temps du monde, entre la caducité, l’être mortel et la tâche littéralement « sans fin » de la recherche, de la pensée. De l’autre côté, il est certainement tout aussi vrai que la vision löwithienne de l’histoire comme sécularisation est une vision substantialiste, tout comme est juste l’accusation que lui fait Bumenberg, dans la mesure où l’unique acception possible de son hypothèse est anti-apocalyptique. Löwith est ainsi incapable de voir dans la perspective historique moderne un quelconque élan vers la valeur et la croissance spirituelle, y voyant au contraire seulement la perte de l’eschaton. Ainsi, une certaine peur de l’incarnation, la suspicion envers chaque finitum qui se pose comme capax infiniti semble commune aux deux penseurs, malgré la discussion qui parait les séparer sur la signification à attribuer à la sécularisation. Dans l’horizon du naturalisme qui leur est commun, en effet, tant Blumenberg que Löwith convergent sur le fait de considérer la modernité, donc l’histoire, comme définitivement libérée de l’apocalyptique. La différence réside seulement en ce que, dans un cas un tel détachement est imputé à une décision consciente, dans l’autre à la fabrique inconsciente de l’histoire elle-même. En somme, pour Blumenberg, l’histoire humaine s’affirme comme modernité contre l’apocalyptique ; pour Löwith, elle nait comme modernité après l’apocalyptique. Dans les deux cas, l’histoire — en tant qu’histoire moderne — n’entretient aucun rapport avec l’apocalyptique. On peut suspecter que chez les deux auteurs, le radicalisme de cette thèse réside dans le fait d’avoir élevé l’apocalyptique dans son acception hébraïque au rang de paradigme. Comme l’a pertinemment écrit Scholem, « ce que le judaïsme a posé irrévocablement au terme de l’histoire, est devenu avec le christianisme le centre de l’histoire ». Si la signification de la modernité est emphatisée chez Blumenberg et réfutée chez Löwith, cela arrive cependant sur la base du même présupposé selon lequel l’histoire, qui se développe en cela, n’a rien à voir avec le Salut, ce qui revient à dire avec l’ultra-histoire. Il y a chez tous les deux aussi bien une incompréhension qu’une négation de la spécificité de l’apocalypse chrétienne, laquelle n’est pas seulement le temps de l’accomplissement, mais aussi l’espace de l’attente, une attente qui n’est pas infondée, qui n’est pas suspendue à rien, mais plutôt enracinée précisément dans l’acte de fondation d’un temps proprement historique. Si apocalypse et histoire divergent tant, cette dernière ne peut alors se défaire d’un aspect pseudonaturel contradictoire en se plaçant comme mauvais infini du progrès, peu importe que celui-ci soit ensuite exalté humanistement à la Blumenberg ou déprécié aristocratiquement à la Löwith. 

Le type d’interprétation de la modernité qui a dominé plus ou moins consciemment la scène contemporaine est cependant celle que nous avons appelée la troisième manière, la manière gnostique, qui consiste à séparer entre en eux histoire et apocalypse. Hans Jonas fut le premier à l’identifier, dans un phénomène spirituel comme le premier existentialisme de Heidegger. En tant qu’intériorisation de l’apocalyptique, la gnose se pose comme dévoilement du caractère insignifiant de l’histoire, comme dénonciation de son nihilisme et, par contraste, comme tentative de remonter le cours de cette dérive épocale, à la recherche d’une origine libérée du poids des principes et de la métaphysique. De la peur heideggerienne de l’inauthentique à la nausée sartrienne, on arrive ainsi à l’actuelle célébration de l’allégement cybernétique des mondes virtuels, en tant qu’abandon de la chair, refus du corps, avec en vue un new age qui n’a plus aucun caractère apocalyptique, justement parce qu’il n’a plus aucune épaisseur historique. La vision naturaliste de la modernité, en tant que porteuse de la scission entre histoire et apocalypse, a conduit ainsi à la schizophrénie d’une attitude qui est absolument ambiguë et oscillante à son encontre. L’évanouissement du sens de l’histoire, dans les trois figures mentionnées ci-dessus, est donc l’occasion d’une dépression tragico-héroïque, dans la vision néo-lucrècienne de Blumenberg ou de celle néo-stoïque de Löwith, comme d’une euphorique et maniaque fugue gnostique du saeculum grâce à la présente « insoutenable légèreté de l’être ». Il faut abandonner ces perspectives néo-naturalistes si l’on veut reconquérir un sens de l’histoire capable de s’échapper de cette alternative émotive. Dans le sens chrétien du terme, la modernité ne peut en effet être pensée comme l’avancement d’un temps cosmique — soit comme progrès qui doit être accepté comme un défi au développement spirituel de l’homme ou bien refusé comme une malédiction pour l’insignifiance de son devenir. La modernité est, plutôt, le temps de la fin en tant que temps de l’accomplissement, et vice versa, si bien que, en toute rigueur, c’est un non-sens de parler, comme on l’a beaucoup fait ces dernières décennies, de fin de la modernité ou de post-histoire. Dans le cadre de l’histoire chrétienne, fin de la modernité est synonyme de modernité de la fin, en tant que le caractère principal du moderne est et qu’il ne peut ne pas être l’accomplissement de la fin, la conclusion du saeculum.

Le point décisif qu’il s’agit de méditer et d’approfondir est le suivant : du point de vue chrétien, l’apocalyptique n’est pas une aventureuse spéculation, étrangère à l’histoire, au sujet d’un instant temporel indifférent dans lequel arrivera la fin du monde, mais exprime au contraire la tentative de découvrir le caractère limité, « d’intervalle », du temps du monde. Comme il l’a été observé, en contre du néo-naturalisme de Blumenberg et de Marquard, c’est dans l’horizon du « temps prolongé dilaté » que « le monde se transforme en monde historique ; que l’expérience du temps comme dilatation devient la racine de la conception du monde comme histoire ». On trouve chez Ernesto De Martino une formulation assez heureuse de ce cas d’espèce, qui sert précisément de pendant* à cette détemporalisation de l’histoire proposée sur les versants opposés du mythe et de la gnose. Ce qui est le plus singulier, c’est que la formule de De Martino est symétriquement inverse, justement sur le plan terminologique, à celle, célèbre, de Blumenberg à propos de « l’élaboration du mythe ». « Pour le Christianisme primitif, après la passion, la mort, et la résurrection du Christ, l’histoire commence à finir : de ce début d’achèvement du monde reste la garantie de la descente de l’Esprit saint, qui est justement l’anticipation de la fin effective ». Toutefois, « le commencement d’une histoire dirigée vers la fin rend possible que le prolongement du temps du monde soit justement compris comme temps qui va vers son accomplissement définitif : que ce prolongement ait rendu autrement possible celui de l’élaboration de la fin (souligné par moi), c’est-à-dire comme fin qui à partir de l’accentuation du devoir dépasse l’accentuation de l’indétermination ». L’apocalyptique est en somme inscrite dans le sein de l’histoire comme sa signification : l’histoire est histoire seulement parce qu’elle a une fin, parce qu’elle tend à une fin. De cette fin, dans son « élaboration », elle reçoit lumière, orientation, inspiration. L’histoire est cette temporisation, ce « rester au seuil », « première des choses dernières », selon l’excellente définition de Kracaueur. « Reste un horizon, une marge pour l’œuvre humaine, pour la “vigilance”, pour prêcher l’évangile à toutes les personnes, pour le témoignage de l’amour d’homme à homme. Et finalement justement cet horizon, cette marge, tend à acquérir par rapport au contenu une signification centrale ; le commencement de la fin, en tant que temps de la vigilance de l’anticipation de l’Esprit de l’évangélisation, de l’amour, du Règne qui grandit “entre” les fidèles, et, de fait, même si médié par l’attente de la fin, un commencement et une continuation opératifs ». Ce caractère concentré, limité du temps, sa dimension d’extension et de dilatation, nous dit ce qu’est vraiment l’histoire. De ce point de vue, il faut souligner la co-implication entre histoire et apocalyptique. Il ne s’agit donc pas seulement — ce qui est le plus évident — de la nécessité de l’histoire, afin qu’elle ait un sens, c’est-à-dire qu’elle soit histoire, qu’elle s’achève, mais aussi de la nécessité de l’eschatologie. Il est tout aussi essentiel est que l’apocalyptique soit apocalyptique de l’histoire, ce qui veut dire qu’elle conclut de manière non générique le monde, le cosmos naturel, mais aussi qu’elle est un cosmos temporalisé, devenu histoire. Ceci, et seulement ceci, peut-être la signification de la modernité : un achèvement, un accomplissement des promesses, des prémisses, qui sont les conditions indispensables à cet épilogue.

Si l’Apocalypse est, selon cette acception chrétienne et moderne, en premier lieu élaboration de la fin, cela signifie qu’elle se pose dans un horizon totalement différent de celui du naturalisme d’une attente inerte de la fin comme catastrophe cosmique, annihilation du monde naturel, etc. La chose à souligner ici est donc l’accès que permet l’élaboration de la fin à un domaine qui est proprement spirituel. C’est encore De Martino qui a mis l’accent sur l’importance décisive de l’Esprit saint dans la délimitation de la spécificité de l’apocalyptique chrétienne. Si, déjà dans l’Évangile, le thème de la fin se requalifie plutôt comme horizon entre lequel apparaissent les grands thèmes de la métanoïa, du témoignage, de la préparation de la vigilance, de l’amour, d’une extrême tension des agir communautaire », écrit De Martino en marge au livre de Gullmann Chrisus und die Zeit, après la mort de Jésus, « la Pentecôte referme le futur, c’est-à-dire l’époque comprise entre les deux parousies ». La descente de l’Esprit saint est justement l’anticipation de la fin effective, la garantie que la fin du monde a commencée. Et c’est ce commencement qu’il va élaborer et développer. C’est donc l’esprit — il s’agit de le souligner — qui fournit la marque historique de l’apocalyptique. L’apocalypse est historique, en tant qu’apocalypse de l’histoire de l’esprit, ce qui veut dire en tant qu’intervention de l’esprit dans l’histoire. Du reste, et non par hasard, les interprétations opposées de la modernité comme mythe et comme gnose partent du malentendu sur ce qu’est cet « Esprit ». Dans le premier cas — il s’agit de la position de Hans Blumenberg — le travail de l’esprit n’est en aucune manière élaboration de la fin, puisqu’il est expression de « l’auto-affirmation » de l’homme. Cela signifie que l’esprit est ici entendu comme invention, curiositas, ouverture des histoires, toujours nouvelles, par définition interminables, non finissable. L’activité de l’esprit est une allégorisation, une éternisation, entre un horizon naturaliste, sans mémoire et sans accomplissement. L’Esprit est alors l’impossible fuite de la nature, la rechute aveugle et pérenne de la Lebenszeit dans le Weltzeit, l’entropie du travail spirituel. L’horizon de l’esprit ne peut plus aller au-delà de la construction des institutions « rhétorique » ; son telos est simplement la salvation du mondain de la fuite corrosive du temps naturel à travers l’objectivation des valeurs dans la culture.

On a, alors, un différé éternel de l’accomplissement en tant qu’impossibilité pour l’histoire de réaliser le sens, compte tenu de la constitutive altérité du temps et de l’éternité. Nous retrouvons une variante de cette même position dans la pensée de Jacques Derrida, pour lequel l’altérité inaccessible de la lettre donne lieu à la périphrase infinie de ses interprétations, qui ne trouvent pas dans l’histoire la clé de sa signification. À l’extrême opposé de cette vision dramatique et, parfois, tragique du travail de l’esprit, qui n’est pas en mesure d’élaborer la fin, puisqu’il se donne comme proprement interminable ou bien qu’il ne se donne pas comme fin, mais plutôt comme répétition incessante d’un commencement, sert de contrepartie, comme il a déjà été noté, l’euphorie de la gnose postmoderne. 

Ici la descente de l’Esprit saint et la crise pentecôtiste ne sont pas vues comme le commencement de l’accomplissement de la fin, mais bien comme la fin même : elle se donne donc ici comme une détemporalisation de l’avènement mondain, une consumation de l’espace dans l’histoire. Plus aucune dilatation, plus aucune temporisation : donc également plus aucune tâche, plus aucun engagement. Si dans la vision mythique l’esprit est transcendé infiniment par la lettre afin qu’elle ne puisse jamais guérir la dérive du temps, à l’opposé, dans la vision néognostique, la lettre est anéantie par l’affirmation extrahistorique d’une dimension spirituelle qui concède toujours le Salut métahistorique à qui, individuellement, s’est libéré de l’inauthentique, du poids charnel de la condition mondaine. De la même manière que dans la vision mythique où les histoires se pluralisent et deviennent interminables, dans la vision néognostique également, la fin est à pluraliser dans la forme d’une apocalypse qui arrive toujours déjà comme crise pentecôtiste perpétuelle. La dépression mythique et l’euphorie gnostique sont deux manières différentes et complémentaires qui témoignent de l’incapacité « d’élaborer la fin ». Ces dystonies émotives sont également deux manières qui témoignent de l’incapacité d’une autre élaboration, l’élaboration du deuil, incapacité « d’interpréter le Christianisme comme un grand rituel funéraire à travers une mort qui résout de manière exemplaire l’ensemble des différentes morts historiques et comme une pédagogie de détachement et de transcendance vis-à-vis de ce qui meurt ».

En définitive, pour résumer ce point, ce qui distingue de manière spécifique l’apocalypse chrétienne par rapport à d’autres manières de penser « la fin du monde », c’est justement l’ouverture, en rétrospection pour ainsi dire, du champ de l’histoire, soit aussi celui de la tradition. C’est une fin seulement justement parce que c’est un commencement, un fondement. L’histoire est dilatation, attente, préparation, seulement parce que sa veille s’alimente de la mémoire. « Le vrai sujet de l’histoire protochrétienne » est, en effet, « la communauté remémorante, dans la dynamique de sa remémoration ». Pour cela l’imposition de la modernité sécularisée, de la modernité comme « auto-affirmation » signifie, de façon combinée avec la disparition de la perspective apocalyptique, également la dissolution de la tradition et de sa paradigmaticité. Il revenait, en fait, à la fondation chrétienne de l’histoire de former, rétrospectivement, l’unité et le sens de l’univers classique païen lui-même. Comme l’a montré entre autres la réflexion d’Eliot, il n’est pas possible de distinguer la façon dont l’histoire chrétienne s’est constituée et l’ascèse normative du classique. Ceci provient du fait que le fondement de l’apocalypse est la mémoire, nourrie de la foi comme hypostasis des choses espérées et comme preuve de celles qui sont invisibles (Eb 11,1). L’entrée dans l’époque de l’Esprit saint, dans l’ordre du témoignage, rachète l’épisodicité, le caractère fragmentaire, irrésolu et indistinct de l’univers préchrétien. Avec la spiritualité chrétienne s’accomplit le passage à la vision du naturalisme comme classicité. Pour cela, comme l’a souligné Löwith lui-même, la liquidation de l’apocalypse par la modernité sécularisée ne fait qu’un avec l’abandon de la tradition classique. « La foi dans l’histoire en tant que telle », écrit Löwith, « est devenue “l’ultime religion des savants”. Cela est un résultat de notre éloignement par rapport à la théologie naturelle de l’antiquité, mais aussi surnaturelle du christianisme, qui donnaient toutes deux à l’histoire un cadre et un horizon non historique d’expérience et de compréhension ». En ce contexte et par rapport à Löwith, on pourrait cependant observer que le détachement de l’histoire par rapport à l’extrahistorique, qu’il analyse comme un signe distinctif de la modernité conduit moins à une divinisation de l’histoire qu’à sa dissolution dans un nouveau naturalisme. C’est un point sur lequel les conclusions extrêmes auxquelles arrive Blumenberg paraissent plus convaincantes. D’un autre côté, à l’autre extrême, il n’est pas moins vrai que le sens de l’histoire se perd aussi là où, en direction contraire au naturalisme et à l’historisme relativiste (lesquels ont interprété la modernité comme suppression de l’apocalyptique), l’accent vient être mis unilatéralement sur la modernité dans une acception messianique eschatologique. C’est le cas de l’hégélianisme radical, du marxisme utopique, de toutes les tentatives de donner pour point de départ à l’événement inaugural du sens l’histoire elle-même, sa Verzeitlichung au siècle des Lumières, selon la reconstruction et la nouvelle formulation récente qu’a tentée Jürgen Habermas avec Der philosophische Diskurs der Moderne. 

Il apparaît aux yeux de tous où a conduit la logique de l’avant-garde, autant dans le champ politique qu’artistique. Encore une fois, on peut affirmer que le débouché de l’utopie sans mémoire, c’est la tabula rasa, menée contre l’histoire même, qui est aussi le présupposé de l’apocalypse. Barbarement éclairante, la logique de la modernité ne conduit certes pas à l’affirmation de l’apocalyptique, mais plus simplement à la suppression de cette histoire qui l’a préparée et qui l’annonce. Il n’y a pas, en effet, d’apocalypse sans tradition et sans mémoire. Si nous voulions donc, en conclusion, retourner au commencement et trouver le plus petit dénominateur commun des définitions de modernité que nous avons reconstruites, étant considéré d’ailleurs que, comme il a été récemment dit, la modernité est aujourd’hui « cette condition où l’on fournit les définitions de la modernité », nous pourrions peut-être trouver ce dénominateur commun dans l’idée de crise de l’histoire chrétienne. La crise est, en ce sens précisément, cette condition dans laquelle s’interrompt le nœud de foi et d’espérance, c’est-à-dire l’arc agapique de l’histoire. En effet, ce qui peut tenir ensemble les extrêmes de la tradition et du futur, empêchant que la première soit vue comme accomplissement déjà advenu de l’histoire et le second soit vu comme « attente inerte » d’une manière de procéder quelconque du temps, voilà précisément ce que De Martino a appelé « l’éthos de la transcendance ». « Ce qui compte est le témoignage de l’œuvre communautaire », nous dit la dernière page de La fin du monde. L’absence d’un tel témoignage est ce qui distingue la crise de la modernité, ou l’apocalypse n’est plus accomplissement, maturation du temps historique. Elle se trouve plutôt dans ce que déjà Kant avait anticipé comme « la fin antinaturelle (perverse) de toutes les choses, causée par nous-même du fait que nous comprenons mal la fin ultime », dans la venue de l’Antichrist donc ou bien, sous une forme banale, mais non moins perverse, dans l’essoufflement, dans l’implosion de l’histoire. Seule la sortie de la condition de l’individualisme de masse et de l’égoïsme propriétaire, seule la résurrection du sens de la communauté humaine pourra alors renouer l’arc de cette tension entre le déjà et le pas-encore, cet arc de l’histoire qui apparaît aujourd’hui tellement dramatiquement brisé. 

Gianni Carchia

Elaborazione della fine. Mito, gnosi, modernità a été publié dans l’ouvrage Agostino di ippona e le apocalissi dell’occidente dirigé par Placido Cherchi.

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