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Misère du capital humain

 Le fait que les concepts néolibéraux tels que le capital humain s’infiltrent dans les vies quotidiennes de ceux qui sont situés à l’extérieur du CNT est juste l’évidence que l’ensemble du système de pouvoir/savoir fonctionne : l’autogouvernance de l’entrepreneuriat de soi n’est pas un spectacle de marionnette, mais plutôt le moyen par lequel les agents de la modernité introduisent la vérité au sein de leurs propres vies. »
Philip Mirowski, Never let a serious crisis go to waste

Le règne de l’Économie ne s’estompe pas, elle s’accroît un peu plus chaque jour. La catastrophe est devenue son mode de gouvernance, la ruine la condition nécessaire à la gestion biopolitique. Toute gestion demande d’établir un ordre stratégique, et les changements infrastructurels sont la mise en œuvre de cet ordre. Le passage du charbon au pétrole avait pour ambition de s’émanciper des ouvriers et de la potentielle menace qu’ils représentaient par la grève ou pire par le sabotage des outils de production. De là, les capitalistes ont pris les devants, avec l’installation lointaine d’une nouvelle logistique bien plus complexe, menés par les ingénieurs et complexifiée par les dispositifs d’automatisation intensifiant l’impuissance ouvrière. Ou plus récemment avec la mise en place du télétravail permettant aux entreprises de ne plus se soucier des grèves des transports. Chaque reconfiguration du capital consiste à renforcer notre impossibilité d’agir dans le monde, être dépossédé du monde et de soi-même, voilà la politique de l’Économie. L’accroissement de cette dépossession généralisé est le fait de la colonisation en profondeur d’une ressource essentielle l’humain. Le « capital humain » est l’objet des puissants de ce monde.

La société du capital, après la fin de la croissance en 1972, la montée du chômage et la polarisation des revenus a dû réélaborer ses plans, regarder au plus bas quelle ressource est inépuisable. Elle trouve cette énergie toujours créatrice dans cet étrange objet qu’est l’humanité. Le capital humain, enfin sorti de son labo pour proliférer partout, ainsi que le permet l’accélération de la circulation, est pris comme l’indifférenciation entre production-circulation. La naissance de la théorie du capital humain remonte aux années 1960 par le biais de Theodore Schultz, mais est popularisée un peu plus tard par les travaux de Gary Becker membre de la société du Mont-Pèlerin. Dans son ouvrage Human Capital, Becker définit le capital humain comme « l’ensemble des capacités productives qu’un individu acquiert par accumulation de connaissances générales ou spécifiques, de savoir-faire, etc. ». Toute personne est dès lors un travailleur de son capital propre. Chaque rapport tombe dans la médiation capital-rémunération. De cette façon, les néolibéraux vont complètement détruire une certaine tradition du « travail ». Cette tradition commence à partir de Locke, où l’activité humaine créait et justifie la propriété privée, et fonde par la suite les « droits » naturels. De ce seuil, Marx conceptualise la notion d’« exploitation » comme l’annexion injuste des fruits du travail. Le capital humain fait imploser cette conception du travail en réduisant tout ce que fait une personne la manifestation d’un capital et donc supprime toute référence à un « processus de travail ». La primauté marxiste de la production ou de la reproduction s’effondre au vu de l’effacement des différences entre production et circulation. Sur ce nouveau champ de guerre, il ne reste plus que des individus isolés devenus une entreprise de soi, c’est-à-dire chaque individu est la matière première, le produit et le client de sa propre existence. Les marxistes voient trouble face à la fin de la distincte catégorie « travail ».

« L’Économie des singularités se situe, comme la démarche de Granovetter, au plus près de l’échange, mais elle s’en distingue par quatre caractéristiques : elle ne porte pas sur le marché standard, mais sur le marché des singularités ; elle ajoute les dispositifs impersonnels aux dispositifs personnels ; elle met en œuvre une conception de l’action orientée par des critères d’évaluation ce qui autorise l’étude des relations spécifiques avec la culture et le politique. Enfin les dispositifs de jugement sont suffisamment complets et spécifiques pour que leurs combinaisons servent à déterminer les régimes de coordination qui expliquent le fonctionnement des marchés des singularités » (Lucien Karpik, Éléments de l’économie des singularités). Le capital humain s’imbrique sur le Moi narcissique et l’économie libidinale pour passer de la plasticité de la forme de l’homo economicus à s’accaparer la profondeur du soi. Modelant la singularité à s’identifier en identité, le capital humain est un processus de subjectivation d’une singularité quelconque en singularité économique. Si on regarde de plus près l’ambiguïté de la « valeur d’usage » de Marx étant la matérialité de la marchandise, elle prend une seconde nature, dans laquelle la valeur prend cette caractéristique pour l’entendre aux êtres, aux lieux et aux choses. La valeur est donc indistinguable des choses. Pris dans cet environnement existentiel chaque singularité devenue capital humain endosse la forme de vie spécifique neutre de l’état de la catastrophe, pourtant percluse de fêlures existentielles ou est promu comme seule extranéité le mode de la jouissance. De sorte que la qualité des liens disparaît au profit de l’autovalorisation perpétuelle d’une singularité capitalisée à maintenir la catastrophe en cours.

Dans les années 2000, certains économistes, comme Joseph Stiglitz, annoncent que le capital humain représente entre deux-tiers et trois-quarts du capital total. Il définit lui aussi le capital humain, comme le résultat de « l’ensemble des compétences et de l’expérience accumulée qui ont pour effet de rendre les salariés plus productifs » (Joseph Stiglitz, Principe d’économie moderne). Sans oublier Samuelson et Nordhaus appuyaient sur la constitution d’un « stock de connaissances techniques et de qualifications caractérisant la force de travail d’une nation et résultant d’un investissement en éducation et en formation permanente » (Économie, Economica 2000). L’éducation est certes l’un des moyens de fabriquer de toute pièce le citoyen, mais l’époque néolibérale est l’occasion de reconfigurer sans cesse l’humanité aux besoins du marché. Les programmes de formation continue proposés par les entreprises, ou par des organismes privés ou public et même infra-personnel, symbolisés par la masse abondante de livre de développement personnel, sont des façons d’investir dans le capital humain et de le rendre plus performant et adapter à son environnement. De nouvelles théories de la croissance émergent par les dispositifs éducatifs. Paul Romer et Robert Lucas développent une théorie de la croissance autogène, basée sur la condition de l’idée d’une croissance autoentretenue. Cela défait les théories antérieures, notamment celle de Solow, qui définit la croissance selon le taux d’épargne, taux de dépréciation du capital physique et le taux d’accroissement de la population active. Cette croissance « auto-entretenue » dépend de l’outil capital humain qui permet de traiter le déploiement technique comme endogène. Le capital humain est donc une ressource de création de nouveaux marchés et la matière pour les conserver jusqu’au remplacement du marché usé.

La notion de marché est un angle mort de la pensée marxiste. Car Marx fut le grand défenseur d’une représentation datée du marché, conçu comme une machine déplaçant simplement les marchandises vers leur lieu « naturel ». L’intention de Marx reste d’affirmer la primauté de la production, ne pouvant résulter de l’échange, mais que de la production. Pourtant les autres représentations du marché sont caractérisées ainsi : comme des espaces circonscrits régulés pour l’activité marchande ; comme des infrastructures pour permettre la circulation d’une « valeur » liquide dans l’ensemble du système ; comme des machines produisant un « surplus » générique, comme stabilisateur entre les forces des acheteurs ou des vendeurs, mais pour l’économie néoclassique comme l’analogue d’une mécanique. Quand les années 1930, les néolibéraux se lancent dans l’offensive contre le socialisme et le marxisme, par l’innovation dans la conception du marché. La nouvelle définition du marché fait passer le mode de régulation au moteur du capitalisme, et de surcroît de la vérité. Hayek fut le premier à promouvoir le marché comme un processeur d’information, comme le moyen de réfuter définitivement le socialisme. Tout comme la « valeur travail » qui prend un coup de grâce. « L’unité temporelle du travail comme mesure fondamentale de la valeur n’a pas de sens » (Michael Hardt et Antonio Negri, Multitudes). Pourtant, après avoir fait ce constat implacable, Hardt et Negri nous refont le coup de postuler de nouveaux « modes de production » non imaginés par Marx, en convertissant bien évidemment tous les termes clés du marxisme. Cette tentative de sauvetage très bancale montre que les marxistes tombent dans le hors-sujet de leur étude. Les néolibéraux ont eu pour tâche de reconfigurer le capital, en faisant du marché le processus de nos connaissances comme « processeur d’information supérieur » (Philip Mirowski, Hell is truth seen too late). Il n’y a plus de vérités opérantes dans un monde où la vérité relève de tout ce qui permet de vendre. Un changement épistémologique est provoqué par le « relativisme » néolibéral, introduit bien avant la vision postmodernisme.

En somme, le capitalisme ne se réduit plus simplement à la fonction de vendre ce qui est produit, mais de généraliser l’évaluation et la comptabilisation de ce qui ne l’était pas encore. La pollution, les maladies, et tant d’autres phénomènes sont l’occasion pour le capital de constituer de nouveaux marchés et de les maintenir par l’apport du capital humain. D’où l’importance cruciale des doctrines microéconomiques comme sciences des comportements. La biopolitique est au centre de l’arsenal néolibéral. La grande affaire du capital n’est plus la production, mais la circulation différentiée à la production des hommes et des choses. La mobilité du capital n’est possible que grâce à la paralysie effective des forces historiques. Le plan du néolibéralisme suit son cours, son chantage infrastructurel comme gestion de notre paralysie suit lui aussi son cours.

K.H.M

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