Politique et événement

« Celui qui le fait change sa propre vie en politique, c’est-à-dire simplifie des choses qui ne supportent pas d’être simplifiées sans perdre toute existence identifiable, sans se décomposer, et la décomposition est le combat de l’insignifiance. »
Dionys Mascolo, Le Communisme

La politique est morte. Ce vieux constat n’a pas pris une ride. Pourtant en France est le pays du social et du pouvoir. La politique dit « classique » plus personne n’y croit, même les hommes politiques, mais le problème est ailleurs. On a pu s’en rendre compte lors des dernières élections. Vu l’importance pour certains du vote antifasciste Mélenchon, la politique n’est pas morte pour tous. Les nombreuses publications de radicaux qui appellent à constituer une politique émancipatrice en témoignent. Pourtant l’histoire rappelle sans cesse qu’aucune politique n’a été émancipatrice, c’est tout le contraire qui s’est produit. « La question que nous posons actuellement résulte d’expériences très réelles que nous avons faites avec la politique. Elle surgit du désastre que la politique a déjà suscité en notre siècle et du désastre encore plus grand qui menace de jaillir d’elle » (Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?). Toute politique est désastreuse, car elle est incapable de faire exister une éthique satisfaisante à l’humanité. En effet, l’élaboration d’une politique établit de nouveaux rapports sociaux facilitant le maintien du pouvoir. Vouloir faire de la politique, c’est produire un vide, celui du pouvoir, rendre les gestes et les paroles étrangères de toute dimension éthique. C’est dans ce vide qu’il faut sauter.

La notion de politique émerge dans la Grèce antique, celle des hoplites, des massacres et des pillages. La polis vit ses derniers temps. C’est le contexte d’où part Platon, habité par la question de la politique. Il reconnaît dans sa Lettre VII son souci de premier ordre pour la politique dans sa vie et dans son œuvre : la philosophie n’était qu’un moyen de la diffuser. La République de Platon situe la politique dans la polis, étant une technique exercée seulement par ceux qui possèdent un véritable savoir. La philosophie de Platon propose un programme politique de type biocratique (élitisme et eugénisme). Plus tard, sur les cendres de la polis, Aristote rédige son étude Les Politiques, sur différents régimes de la polis. Il la conçoit comme un fait « naturel », étant même la forme parfaite de la communauté humaine. Le rôle de la polis est l’accomplissement de la nature de l’homme : réaliser le bien vivre. Après avoir catégorisé les différents régimes de la polis, Aristote opte pour une politique de l’équilibre, la recherche des compromis pour qu’elle reste stable. L’ontologie de la politique résulte des actions de la polis/État. Une œuvre apolitique majeure va transformer la politique. La Bible apporte la mise sous tension de l’eschatologie du temps et de l’Histoire, le discrédit du pouvoir temporel. Cet apport inconnu au monde gréco-romain façonne l’être de la politique pour les périodes médiévale et moderne. Le Moyen-Âge est donc une période de la sécularisation des catégories théologiques en doctrine politique.

La méfiance est de mise dès lors qu’une personne s’autodétermine comme sujet politique. Une chose est pourtant dite sans même prononcer un seul son, ce sujet politique est l’objet du pouvoir. « C’est une forme de pouvoir qui transforme les individus en sujets. Il y a deux sens au mot “sujet” : sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui “subjugue et assujettit » (Michel Foucault, Le sujet et le pouvoir). C’est ainsi que les sujets politiques ou identités politiques restent enlisés dans l’objet du pouvoir. Impossible dès lors de sortir de la forme sujet, car elle implique de se défaire de sa forme même, c’est-à-dire abandonner le petit pouvoir constitué par cette forme et renoncer à son petit capital politique. Quand l’ambition stratégique de la politique des identités est une politique de subversion. Faire de la subversion, c’est appeler le pouvoir à capturer ce qui se trame souterrainement. Tout agir subversif réclame sa capture, quant à la rupture, elle n’a jamais été à l’ordre du jour. C’est la grande force déconcertante du capital de mobiliser les subjectivités, les capturer sans cesse par la marchandisation des rapports et dépolitiser les formes de conflictualités émergent dans l’espace “public » par l’opérateur démocratique. Toutes les opérations du pouvoir démocratique aiguisent la tonalité moraliste de l’époque, constituée par les revendications politiques et sociales. Cela permet au pouvoir de consolider sa forteresse par la dialectisation des fausses oppositions identitaires.

Toutefois, le pouvoir démocratique travaille les rapports toujours sociaux. Les petits groupes, milieux radicaux, collectifs alternatifs sont les petits lieux du pouvoir démocratique. Devenant des sociétés de cour avec leur chef antiautoritaire, cela va de soi. Chacun peut parler de politique, car elle n’engage à rien, à part peut-être à faire l’expérience du vide. L’enjeu n’est pas d’exercer une politique autrement comme l’aimerait la gauche, mais bien de faire autre chose de la politique. L’arracher de là où elle a émergé, partir de cet événement. En 1990, Gilles Deleuze avoue : « Dans tous mes livres, j’ai cherché la nature de l’événement » et ajoute ceci « j’ai passé mon temps à écrire sur cette notion d’événement » (Gilles Deleuze, Pourparlers). La nature de l’événement que cherchait tant Deleuze est sans doute la politique. Non comme programme, mais comme événement. Étant donné que l’événement correspond à une vérité, il donne un sens et c’est lui-même le sens, de plus l’événement est le lieu de passage d’une forme à l’autre, autrement dit l’événement est l’expérience d’un « bouleversement général de la sensibilité » (Dionys Mascolo, Autour d’un effort de mémoire). C’est le cas par exemple de la stasis en Grèce antique comme le lieu anti-politique qui fracture l’oikos et la polis, laissant place à un passage possible de l’impolitique au politique.

C’est en ce sens que l’événement est la rencontre entre plusieurs plans qui correspond à une expérience de continuité entre le plan éthique et le plan politique. De cette continuité la politique devient une question de gestes, chaque geste politique s’éprouve dans l’expérience de la durée de l’événement. Que ce soit un conflit ou une rencontre, le geste politique est ce qui participe à l’événement, le fait durer. « Se conduire en politique, c’est agir au lieu d’être agi, c’est faire l’histoire, faire la politique au lieu d’être fait, d’être refait par elle. C’est mener un combat, une série de combats, faire une guerre, sa propre guerre avec des buts de la guerre, des perspectives proches et lointaines, une stratégie, une tactique » (Roger Vailland, Éloge de la politique).

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