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Pour une pensée planétaire

La condition planétaire

Si la fin de la philosophie a été provoquée par la planétarisation technologique (comme l’a proclamé Heidegger en son temps), ou plus récemment par un tournant historique induit par l’informatisation planétaire (comme l’ont proclamé de nombreux auteurs enthousiastes à notre époque), la tâche nous revient de réfléchir à sa nature et à son futur, ou, selon les propres termes de Heidegger, à « l’autre commencement »[1] (anderer Anfang). Dans cet autre commencement que cherchait Heidegger, le Dasein humain acquiert un nouveau rapport à l’Être et un rapport libre à la technique. Heidegger repositionne la pensée en revenant aux Grecs, ce qui peut sembler, à première vue, réactionnaire : ce retour en arrière est-il suffisant pour affronter la situation planétaire qu’il décrit lui-même ? On peut en douter. Pour Heidegger, qui écrivait dans les années 1930, cette planétarisation implique un manque de capacité à faire sens planétaire (Besinnungslosigkeit), qui ne se limite pas à l’Europe, mais s’applique aussi, par exemple, aux États-Unis et au Japon[2]. Ce manque de capacité à faire sens est encore plus évident aujourd’hui. Même si la philosophie européenne se réinvente complètement, les technologies de rupture continueront à se développer rapidement dans le monde entier. Toute proposition de retour à l’Être peut paraître embarrassante, si ce n’est ridicule[3]. Ce n’est pas parce que l’Europe arrive trop tard, mais parce qu’elle est arrivée trop tôt, et qu’elle n’a plus la maîtrise de la situation planétaire qu’elle a initiée. Cette situation rappelle ce que Heidegger disait de l’autre sens de la fin de la philosophie : « le début de la civilisation mondiale fondée sur la pensée de l’Europe occidentale »[4].

La production de sens (Besinnung) ne peut être restaurée par la négation de la planétarisation. La pensée doit au contraire surmonter cette condition. C’est une question de vie ou de mort. Nous pourrions vouloir appeler ce type de pensée, qui prend déjà forme, mais doit encore être formulée, la « pensée planétaire ». Afin d’élaborer ce à quoi la pensée planétaire pourrait ressembler, ainsi que sa relation avec la planétarisation technologique, nous devons comprendre davantage l’essence de la planétarisation.

La planétarisation est avant tout la mobilisation totale de la matière et de l’énergie. Elle crée différents canaux pour toutes les formes d’énergie (pétrolique, hydraulique, électrique, psychique, sexuelle, etc.) Le terme est largement interchangeable avec le terme « mondialisation », ou ce que Bruno Latour appelle la « mondialisation-moins »[5], qui n’est pas une ouverture, mais une fermeture de perspectives variées. 
La mondialisation est apparue sous l’apparence d’un effacement des frontières, d’une ouverture à l’autre qui facilite les flux du capital et de matières. Cependant, elle est surtout guidée par des considérations économiques. La conquête des marchés s’est faite en même temps que la conquête des terres : l’histoire montre que le commerce et la colonisation ont toujours été profondément intriqués. Lorsque la terre, la mer et l’air sont accaparés et délimités par des frontières – signe que les États-nations modernes sont la seule réalité postcoloniale – la colonisation ne peut continuer à prendre que la forme de la conquête des marchés. La diplomatie moderne alimente ce processus par d’autres moyens que l’invasion militaire directe, à savoir le « soft power » ou la « culture ».

La conquête des marchés se traduit par une mobilisation plus rapide et plus fluide des biens matériels et des capitaux, ce qui crée nécessairement des déficits et des excédents commerciaux. Après la guerre froide, la mondialisation a considérablement accéléré cette mobilisation. Aujourd’hui, la civilisation ne peut plus la supporter. Imaginez un pays dont la population a augmenté de près de 50 %, passant de moins d’un milliard à 1,4 milliard d’habitants en l’espace de quarante ans. Quelle exploitation de la terre, de la mer et des hommes a été nécessaire pour répondre à cette augmentation de la population et de la consommation ? De l’autre côté du globe, la déforestation de l’Amazonie a augmenté de 16 % au cours de la même période de quarante ans et s’est accélérée pour atteindre trois terrains de football par seconde sous Bolsonaro. Combien d’espèces ont ainsi définitivement disparu ? La mondialisation signifie l’épuisement des ressources à mesure que l’espèce humaine se dirige vers son niveau d’accélération maximal. Pour maintenir cet ordre géopolitique, certains acteurs continuent de nier l’existence même d’une crise écologique. Qu’on le veuille ou non, la « planétarisation » est probablement la condition la plus significative du philosophe d’aujourd’hui. Cette réflexion n’est pas le fruit d’une diabolisation de la technologie moderne ou d’une célébration de la domination technologique, mais plutôt d’un souhait d’ouvrir radicalement la possibilité de la technologie, qui est aujourd’hui de plus en plus dictée par la science-fiction.

La dialectique de la mauvaise reconnaissance

La mobilisation totale est rendue possible par l’accélération rapide des technologies ; elle exige également que les humains et les non-humains s’adaptent à une évolution technologique toujours plus intense. L’industrie de la livraison de nourriture et ses plateformes en ligne fournissent un exemple clair de la façon dont la chair humaine est utilisée pour compenser les imperfections des algorithmes. Le nomade à bicyclette humaine est propulsé par des commandes passées à l’aide d’applications humaines. Tout cela est motivé par une psychogéographie dictée par la faim et le désir. Le nomade risque la mort dans un accident de la circulation afin d’éviter la punition exécutée par les données. Le livreur endure plus de misère lorsque son vélo est endommagé que lorsque son corps organique souffre. La douleur vient de l’incapacité à atteindre les quotas d’efficacité pour les commandes et les livraisons. Ce que Marx a décrit dans l’usine, et qui se produit encore chez Foxconn et dans d’autres entreprises, est généralisé à toutes les industries. En d’autres termes, les travailleurs de tous les domaines sont automatiquement surveillés et punis par les données. Cette pratique promet une gouvernance plus efficace à tous les niveaux, des objets aux êtres vivants, des individus à l’État, sur la base d’une calculabilité universelle. Elle présente également ce que Heidegger appelle le Gestell, ou « encadrement » : l’essence de la technologie moderne selon laquelle chaque être est considéré comme une réserve permanente ou une ressource soumise à la calculabilité.

Le Gestell s’exprime sous la forme d’une politique cinétique, que Peter Sloterdijk décrit comme la caractéristique essentielle de la modernité. Sloterdijk associe ce cinétisme à la « mobilisation totale », terme qu’Ernst Jünger a notoirement utilisé pour décrire la cinétique en temps de guerre[6]. La mobilisation totale s’exprime en termes de « disponibilité » et d’« accessibilité » des biens matériels, informationnels et financiers. Dans l’exemple de la livraison de nourriture, la mobilisation totale permet ostensiblement à la nourriture la plus « authentique » d’apparaître sur la table de la cuisine d’une personne, avec toutes ses promesses de chaleur et de goût. La mobilisation totale des marchandises, c’est aussi la circulation du travail humain et de son double, à savoir la négation de la « nature ». Cette mobilisation totale établit également une épistémè et une esthétique globales, motivées par la nécessité de l’accélération. La réalisation du monde en tant que monde-mondialisé est un projet métaphysique continu depuis l’Antiquité. L’achèvement de ce projet par la technologie moderne n’implique pas un passage en douceur à un monde post-métaphysique libre de ladite métaphysique. Au contraire, cette force métaphysique maintient son emprise sur le destin de l’être humain.

Une question constante demeure : où va cette force métaphysique ? Ou bien, où veut-elle aller ?

J’ai soutenu ailleurs[7] que la mondialisation, qui a été célébrée comme un processus unilatéral de colonisation, est maintenant confrontée à une dialectique du maître et du serviteur[8]. La relation maître-serviteur est finalement subvertie par la dépendance excessive à l’égard d’un pays particulier, à la fois usine et marché. Le désir (Begierde) de reconnaissance (nationaliste dans ce cas) du « serviteur », réalisé par le travail et la technologie, renverse la relation entre le maître et le serviteur. Le maître, réveillé par ce moment contradictoire, doit rétablir ses propres limites et réduire sa dépendance, de sorte que le serviteur ne puisse plus le menacer et redevienne son subordonné. Ce moment pourrait facilement être interprété comme la fin de la mondialisation : l’Occident doit se repositionner et réorganiser ses stratégies en localisant et en isolant les menaces qui pèsent sur sa domination. La mondialisation pourrait avoir pris fin, non pas en raison de la robustesse d’un mouvement antimondialisation (qui s’est éteint silencieusement), mais plutôt parce qu’en tant qu’étape historique, elle expose plus de défauts que les avantages qu’elle promet. Ce moment contradictoire et conflictuel n’a pas encore été résolu, ou mieux, réconcilié, au sens hégélien du terme. Le mot allemand pour réconciliation,Versöhnung, que Hegel lui-même utilise, exprime pleinement ce processus : une partie de l’équation devra reconnaître l’autre comme le père et s’identifier comme le fils.

Peu importe qui joue le rôle du fils dans ce drame, la nature de la politique cinétique ne changera pas. Tant que l’ancienne forme de mondialisation se poursuivra, les pays serviteurs plaideront en faveur de la mondialisation et accuseront les pays maîtres d’agir contre la mondialisation. Lorsqu’ils se coupent des pays serviteurs, les (anciens) pays maîtres souffrent également : ils perdent les avantages dont ils ont bénéficié au cours du siècle dernier. Une conscience malheureuse émerge et reste irrésolue. Nous pouvons observer cette dialectique de loin, mais nous devons toujours nous interroger sur sa nature et son avenir. Nous n’avons aucune raison de blâmer Hegel – au contraire, nous devons continuer à admirer sa méthode pour pousser la rationalité vers l’absolu – mais nous devons analyser les erreurs commises par ses disciples. Tout d’abord, le mouvement dialectique de l’esprit du monde n’est qu’une reconstruction historique. Comme la chouette de Minerve qui ne déploie ses ailes qu’au crépuscule, toujours déjà trop tardif. Et lorsqu’il se projette dans l’avenir, ce mouvement dialectique peut facilement devenir la proie de la Schwärmerei (sentiment ou enthousiasme excessif), comme ce fut le cas pour Francis Fukuyama avec sa Fin de l’Histoire et le Dernier Homme. Deuxièmement, le mouvement dialectique seigneur-esclavagiste ne change pas la nature du pouvoir, mais seulement la configuration du pouvoir (sinon, la société bourgeoise qui a succédé à la société féodale n’aurait pas eu à être abolie). Comme dans les dialectiques classiques hégéliennes-marxiennes, on constate que la victoire du prolétariat ne va pas au-delà de sa propre domination du pouvoir. Cette dialectique présuppose une victoire sur le maître, sans se rendre compte que le même pouvoir se réincarne dans un nouveau monstre. Il s’agit là d’un point aveugle commun aux marxiens. La volonté de vaincre le « maître » ne peut aboutir qu’au « triomphe » du marché, car alors les pays maîtres seront accusés d’être anti-marché et antimondialisation. Ce changement de pouvoir n’est qu’une promesse d’ouverture du marché, conduisant à une planétarisation et à une prolétarisation plus intenses. Nous sommes face à une impasse qui exige des transformations fondamentales des concepts et des pratiques.

L’impératif de diversification

La pensée de la mondialisation, qui est à la fois le début et la fin de l’impasse, n’est pas une pensée planétaire. La pensée globale est une pensée dialectique fondée sur la dichotomie entre le global et le local. Elle tend à produire des monstres jumeaux : l’impérialisme d’une part, le fascisme et le nationalisme d’autre part. Le premier universalise son épistémologie et son éthique, le second exagère les menaces extérieures et les valeurs traditionnelles. La pandémie de coronavirus a accéléré le récent basculement géopolitique. En annonçant la fin de la mondialisation, la pandémie ne promet pas de véritable vision, si ce n’est le sentiment qu’elle marque le début d’une ère de catastrophe. Au contraire, tous les appels à la sauvegarde de l’« ancien régime » qui résonnent dans les élites ne sont rien d’autre que la lutte pour une politique régressive.

Une pensée planétaire est d’abord un impératif de diversité. Le concept de diversité, façade de la mondialisation, repose sur la séparation entre technoscience et culture. En ce sens, la culture est réduite à des rituels, des relations sociales, des coutumes, des cuisines et d’autres formes d’échanges symboliques « sans technologie ». Le multiculturalisme repose sur l’hypothèse moderne de la séparation entre la technologie et la nature. Ici, la technologie n’est comprise que comme la technologie moderne apparue depuis la révolution industrielle. La nature, dans ce cas, est conçue simplement comme un environnement extérieur ou comme un assemblage d’entités non fabriquées par l’homme. Nous entrons immédiatement dans une dialectique de la nature, par laquelle la nature devra « se consumer comme un Phénix pour sortir de cette extériorité rajeunie en tant qu’esprit »[9]. Il s’agit d’une nature logique qui est tout à fait compatible avec la science et la technologie modernes. La diversité promise par la mondialisation, que l’on retrouve dans la nature du multiculturalisme, est loin d’être une véritable diversité puisqu’elle repose sur cette conception disjointe de la nature et de la technologie. C’est pourquoi Eduardo Viveiros de Castro, à travers ses recherches sur le perspectivisme amérindien, propose le multinaturalisme en opposition au multiculturalisme. Selon Viveiros de Castro, le premier affirme la multiplicité des natures, alors que le second se construit sur le concept moderne de nature homogène. Sans rouvrir la question de la nature et de la technologie, nous sommes piégés dans un système maintenu par des boucles de rétroaction positives, comme les alcooliques qui ne peuvent s’arrêter de boire une fois qu’ils ont goûté à nouveau à l’alcool.

Nous, les modernes, sommes des alcooliques. Et il est sans doute vrai que l’accélération est considérée comme une issue, par un geste quasi tragique qui épouse ce que Gilles Deleuze et Félix Guatarri reprochaient à Samir Amin : « Peut-être que les flux ne sont pas encore assez déterritorialisés… il faut accélérer le processus »[10]. La pensée planétaire n’est pas une simple accélération, mais une diversification. Elle est appelée par la planétarisation et convoque simultanément tous les efforts pour la dépasser et la transformer. Les trois notions de diversité qui constituent ce que nous appelons la pensée planétaire sont la biodiversité, la noodiversité et la technodiversité.

La biodiversité est fondamentalement une question de localité. Elle est définie par un milieu géographique spécifique et entretenue par des relations particulières entre humains et non-humains. Ces relations sont inscrites et médiatisées par des inventions techniques, qui sont la partie constitutive d’un peuple, en termes de rituels, de coutumes et d’outils. La modernisation et sa métaphysique productiviste ont reconnu ces différences, mais les ont rendues contingentes. Cela ne signifie pas que le prémoderne occidental ou le non-moderne non-occidental soit meilleur que le moderne occidental, mais plutôt qu’il ne faut pas renoncer trop vite à la valeur de l’un ou l’autre. L’espèce humaine fait partie d’un système plus vaste, c’est pourquoi un geste antihumain ne nous mènera pas loin. Une relation renouvelée entre l’humain et le non-humain est beaucoup plus urgente et critique aujourd’hui, comme l’ont déjà dit de nombreux chercheurs. Parmi eux, les anthropologues du « tournant ontologique », comme Philippe Descola, et l’école « multispécifique », représentée par Donna Haraway, forment deux camps divisés par une « préférence » pour le culturalisme ou le naturalisme.

Il y a une centaine d’années, Pierre Teilhard de Chardin a proposé la notion de noosphère. En bref, l’idée est que l’enveloppement technologique du globe depuis le début de l’hominisation convergera et culminera dans un « super cerveau »[11] émergent. Ici, cette évolution technologique est synonyme d’occidentalisation. Selon Teilhard, l’Orient est « anti-temps et anti-évolution », tandis que la voie occidentale est « une voie de convergence incluant l’amour, de progrès, de synthèse, prenant le temps comme réel et l’évolution comme réelle, et reconnaissant le monde comme un tout organique »[12]. D’un point de vue religieux, la noosphère de Teilhard de Chardin se veut une christogenèse, une universalisation de l’amour ; d’un point de vue technologique, elle est l’universalisation d’un ensemble de visions du monde et d’épistémologies particulières. Le « super cerveau » ou le « cerveau de tous les cerveaux » témoigne de la réalisation du Royaume de Dieu sur terre, mais aussi du triomphe de la pensée occidentale évolutionniste et progressiste. L’aboutissement de la noosphère n’est certainement pas une diversification, mais plutôt une convergence confondue avec l’amour universel chrétien ou « l’Un ». La noosphère doit être fragmentée et diversifiée, et cette fragmentation ou diversification ne sera possible que si nous poussons plus loin la diversité de la pensée et la pensée de la technodiversité. Nous pouvons reconfigurer les relations humaines et non humaines ainsi que l’économie politique à travers le développement de la technodiversité.

La biodiversité et la noodiversité sont conditionnées par la technodiversité. Sans technodiversité, nous n’avons que des manières homogènes de traiter les agencements non humains et le monde lui-même – comme si homogène était synonyme d’universel. Si nous considérons que la technologie est neutre et universelle, nous pourrions répéter ce qu’Arnold Toynbee a dit au siècle dernier à propos de l’importation naïve de la technologie occidentale par les pays asiatiques au dix-neuvième siècle. Il affirmait en effet qu’au XVIe siècle, les habitants de l’Extrême-Orient avaient refusé les Européens parce que ces derniers voulaient exporter à la fois la religion et la technologie, alors qu’au XIXe siècle, lorsque les Européens n’ont exporté que la technologie, les pays d’Extrême-Orient ont considéré la technologie comme une force neutre pouvant être maîtrisée par leur propre pensée[13]. Carl Schmitt a cité le même passage de Toynbee pour décrire comment la révolution industrielle et le progrès technologique ont conduit à la domination du Dasein maritime : « L’Orient doit se laisser développer par nous. »[14].

Diplomatie épistémique

Le Nomos de la Terre de Schmitt commençait et se terminait par une réflexion sur l’histoire de la technologie ; après des siècles de concurrence entre les forces terrestres et maritimes, nous assistons au vingtième siècle à la montée en puissance des forces aériennes, allant des avions de combat aux missiles longue distance. Au XXIe siècle, le pouvoir ne réside pas dans le parlement, mais dans l’infrastructure. Certains auteurs perspicaces ont remarqué que les billets de banque européens émis en 2003 et 2013 ne présentent plus de portraits de personnalités politiques ou historiques, mais des infrastructures. Plus que jamais, la concurrence technologique est un champ de bataille à tous les niveaux, de l’entreprise à la défense militaire en passant par l’administration de l’État. L’infrastructure n’est pas seulement un concept matérialiste ; outre ses finalités économiques, opérationnelles et politiques, elle intègre également des ensembles complexes de présupposés axiologiques, épistémologiques et ontologiques qui peuvent ne pas être immédiatement visibles. C’est pourquoi le concept de diversité, qui est au cœur de la pensée planétaire, n’a pas encore été pensé. Pour mieux dépeindre ce à quoi la pensée planétaire pourrait ressembler, une tâche que nous ne pouvons pas entièrement accomplir ici, nous pouvons commencer par ce qu’elle n’est pas. De cette manière, nous pouvons donner un contour à la pensée planétaire.

La pensée planétaire n’est pas la préservation de la diversité, qui s’oppose à la destruction extérieure, mais plutôt la création de la diversité. Cette diversification s’appuie sur la reconnaissance du local, non seulement pour préserver ses traditions (même si elles restent essentielles), mais aussi pour innover au service du local. En tant qu’êtres terrestres, nous avons toujours déjà atterri, mais cela ne signifie pas que nous sachions où nous sommes ; nous sommes désorientés par la planétarisation. Comme si nous regardions la terre depuis la lune, nous ne remarquons plus le sol sous nos pieds[15]. Depuis Copernic, l’infini de l’espace se présente comme un grand vide. L’insécurité et la tendance nihiliste inhérentes à ce vide ont été combattues par la subjectivité cartésienne, qui renvoie tous les doutes et toutes les peurs à l’homme lui-même. Aujourd’hui, à la méditation cartésienne succède la célébration de l’Anthropocène, le retour de l’humain après une longue période de « roulement du centre vers le X »[16]. L’infinité de l’espace signifie aujourd’hui l’infinité des possibilités d’exploitation des ressources. L’humanité a déjà commencé à fuir la terre et à se précipiter vers la matière noire, dont nous ne savons pratiquement rien. La diversification est l’impératif d’une pensée planétaire à venir, qui exige à son tour un retour à la terre.
La pensée planétaire n’est pas une pensée nationaliste. Elle doit au contraire dépasser la limite déjà fixée par le concept d’État-nation et sa diplomatie. Quelle est la finalité de l’existence d’un peuple ou d’une nation ? S’agit-il seulement de la renaissance d’un nom propre ? C’est ainsi que la diplomatie s’est exprimée au cours du siècle dernier, depuis que l’État-nation est devenu l’unité élémentaire de la géopolitique. La diplomatie s’est appuyée sur un intérêt national fort et un sentiment nationaliste, ce qui a conduit à nier les crises écologiques et la propagation mondiale des pandémies. C’est pourquoi, paradoxalement, l’affirmation soudaine de la crise actuelle peut également résulter d’une nécessité diplomatique. Le sentiment nationaliste se nourrit de la croissance économique et de l’expansion militaire, considérées comme les seuls moyens de se défendre contre les menaces extérieures. Une nouvelle diplomatie doit voir le jour : une diplomatie épistémologique fondée sur le projet de la technodiversité. Cette nouvelle diplomatie est plus susceptible d’être initiée par les producteurs de connaissances et les intellectuels que par les diplomates, qui deviennent de plus en plus des consommateurs et des victimes des médias sociaux.

La pensée planétaire n’est pas une illumination zen ou une révélation chrétienne. Il s’agit de reconnaître que nous sommes dans un état de catastrophe et que nous y resterons. Selon Schmitt, Dieu a déjà transmis son pouvoir à l’homme et l’homme l’a transmis aux machines[17]. Le nouveau nomos de la terre doit être pensé en fonction de l’histoire de la technologie et de son avenir – et c’est précisément cet avenir de la technologie que Schmitt n’a jamais suffisamment abordé. Il reste à discuter de la manière de développer de nouvelles pratiques de conception et de nouveaux corpus de connaissances, allant de l’agriculture à la production industrielle, qui n’agissent pas au service de l’industrie, mais sont plutôt capables de transformer l’industrie. Cela nous incite également à nous interroger sur le rôle des universités et de leur production de connaissances aujourd’hui, au-delà de leur rôle d’usines à talents pour la perturbation et l’accélération technologiques. Cette restructuration des connaissances et des pratiques est le principal défi à relever pour repenser l’université au XXIe siècle.

La biodiversité, la noodiversité et la technodiversité ne sont pas des domaines distincts, mais sont étroitement liés et dépendants les uns des autres. Les modernes ont conquis la terre, la mer et l’air avec une inconscience technologique. Ils ont rarement remis en question les outils qu’ils inventaient et utilisaient, jusqu’à ce qu’un premier traité de philosophie de la technique sorte officiellement de l’hégélianisme. La philosophie de la technologie, qui a officiellement débuté avec Ernst Kapp et Karl Marx, a commencé à gagner du terrain dans la philosophie académique. Mais cette « conscience technologique » est-elle suffisante pour nous faire prendre une autre direction après la modernité[18] ? Ou bien ne fait-elle que rendre le projet moderne plus central, comme dans la façon dont la technologie a été considérée comme la principale force productive dans les pays en développement ? La planétarisation se poursuivra probablement pendant une période relativement longue. Nous ne risquons pas d’être réveillés par ses misères irréversibles, car celles-ci peuvent toujours être subsumées sous le vain désir de l’homme de réaffirmer le rôle du héros tragique. Nous devrons plutôt trouver d’autres moyens d’accueillir de nouvelles formes de vie dans un monde post-métaphysique. Telle est la tâche de la pensée planétaire.

À suivre…

Yuk Hui

Retrouvez l’article original sur https://www.e-flux.com/journal/114/366703/for-a-planetary-thinking/


[1]Voir Yuk Hui, “Philosophy and the Planetary,” Philosophy Today 64, no. 3 (Novembre 2020).

[2]Heidegger, « Besinnung », Gesamtausgabe, GA66 éd. Vittorio Klosterman, non-traduit en français.

[3]Voir Yuk Hui, Art and Cosmotechnics, University of Minessota Press, 2021 .

[4]Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », Questions IV, Gallimard, coll.Tel, 1976.

[5]Latour, Où Atterir, La découverte, 2017.

[6]Sloterdijk P., La mobilisation infini, Bourgois, 2000.

[7] Yuk Hui, “On the Unhappy Consciousness of Neoreactionaries,” e-flux journal, no. 81 (April 2017)

[8] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, T.3.

[9]Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. B.Bourgeois, Vrin, §376.

[10]Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie I : L’Anti-Oedipe, édition de minuit, 1972.

[11]Teihlard De Chardin, L’avenir de l’homme, Points, coll.Sagesse, 1946. §151 : « Lorsque l’Homo faber est apparu, le premier outil rudimentaire est né comme un appendice du corps humain. Aujourd’hui, l’outil s’est transformé en une enveloppe mécanisée (cohérente en elle-même et immensément variée) appartenant à toute l’humanité. De somatique, il est devenu « noosphérique ». »

[12] Joseph Needham, “Preface,” dans Ursula King, Teilhard de Chardin and Eastern Religions (Seabury, 1980), XIII.

[13]Toybee, Le monde et l’occident, trad. Primeros de Bos, De Brouwer, 1953.

[14]Schmitt, Dialogue on power and space, trad. Samuel G. Zeitlin, 2015, §67.

[15]Cela différencie également notre approche de la pensée terrestre de Bruno Latour. Le terrestre est le dénominateur commun de tous : gauche et droite, moderne et non moderne. Voir Latour, Où atterir ?, §54.

[16]  Nietzsche, The Will to Power, trad. Walter Kaufmann and R. J. Hollingdale (Vintage Books, 1968), 8.

[17]Schmitt, DialoguesIbid., 46.

[18] Dans The Question Concerning Technology in China: An Essay in Cosmotechnics (Urbanomic, 2016), J’ai utilisé “la conscience technologique” pour caractériser le projet post-moderne de Lyotard.

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