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Pourquoi revenir rue Saint-Benoît ?

Une conversation entre Gerardo Muñoz et Philippe Theophanidis

Gerardo Muñoz. Philippe, nous nous intéressons depuis un certain temps à la « scène » de la rue Saint-Benoît, ce qui a donné lieu à un séminaire. Je me réjouis d’ores et déjà de pouvoir discuter de questions très urgentes et difficiles. Il me semble que le premier problème du groupe de la rue Saint-Benoît est de résister aux périodisations et aux catégorisations de l’histoire littéraire, qui cherche toujours à « restituer » l’objet pour l’éloigner encore plus de la pensée. Sur un ton ouvertement ironique, il convient de rappeler que Dionys Mascolo, dans une interview tardive, a décrit l’expérience de la rue Saint-Benoît comme une sorte de communauté monastique[1]. Mais cela semble également insuffisant si l’on s’en tient à l’idée que les différents styles de ceux qui ont circulé sur la scène de la rue Saint-Benoît se sont réunis pour mettre en œuvre un mouvement de pensée profondément expérientiel, enraciné dans la vie et pas seulement dans la réalité ou dans la dimension sensorielle de la lettre, pour évoquer l’esprit d’Hugo de Saint-Victor. Certes, l’expérience du groupe de Saint-Benoît s’est mesurée à l’aune de l’effondrement du politique, de la transformation du politique en totalitarisme et en politique extatique dont il ne sortira jamais. Bien sûr, nous savons que le monastère n’a pas d’extérieur, qu’il ne connaît que des règles et des obligations formatives pour préparer l’abandon du monde. Je crois qu’à Saint-Benoît, l’enjeu était bien plus important. Mon hypothèse de départ est la suivante : l’insistance de la rue Saint-Benoît sur les conditions de l’amitié dans la pensée a toujours eu pour tonalité fondamentale d’affronter la coupure entre la vie et le monde, aussi éphémère et intense que soit la rencontre. La notion de « refus », si commune à ses différents styles et qui continue à s’infiltrer dans les institutions de notre présent, était en principe aussi un exercice contre toutes les dispositions plus ou moins programmatiques. C’est ainsi que Mascolo dira dans les dernières années de sa vie : « Toutes les utopies se sont transformées en prisons »[2].

Il n’est pas difficile de voir l’extrême pertinence de ce constat dans notre présent, où la force de l’enfermement et de la domestication n’a fait qu’intensifier le projet d’obsolescence de l’espèce humaine. En d’autres termes, et pour revenir à la question initiale, le retour à la rue Saint-Benoît n’a, à mon sens, aucune justification historiographique ou littéraire ; il s’agit plutôt d’une tentative de rendre lisible la réalité de l’effondrement civilisationnel ; un effondrement qui inclut également la grammaire du politique, ainsi que la centralité de la polis. En ce sens, le cénacle de Saint-Benoît était un témoin de cette transformation en cours. Une dernière remarque : le groupe de Saint-Benoît n’est pas seulement une communauté d’amis ayant pour but de sculpter un lien sacré d’amitié ; c’est aussi une expérience qui, par l’irréductibilité du style, s’est libérée de la prison du concept et de l’automatisme d’une vulgate consumée dans la linguistification du social. On se souvient de l’observation lucide de Theodor Adorno sur le style bourgeois dans Minima moralia : « Une expression vague permet à celui qui l’entend d’imaginer à peu près ce qui lui convient et ce que, de toute façon, il pense déjà. L’expression rigoureuse impose une compréhension sans équivoque, un effort conceptuel dont les hommes ont délibérément perdu l’habitude, et attend d’eux que, devant tout contenu, ils suspendent toutes les opinions reçues et, par conséquent, s’isolent, ce qu’ils refusent violemment. Seul ce qu’ils n’ont pas à comprendre leur paraît compréhensible ; ce qui est réellement aliéné, le mot usé à force d’avoir servi, les touche parce qu’il leur est familier. Il est peu de choses qui contribuent autant à démoraliser les intellectuels. »[3]. Cela semble correspondre au style de la rue Saint-Benoît sans avoir à forcer les choses : contre la moralisation de la politique, et en dehors de la démoralisation du discours intellectuel rationnel, l’engagement se situe au niveau de l’effet poétique autour du mot insaisissable qui manque toujours, et qui rend toute recherche possible. En ce sens, les membres de la rue Saint-Benoît ne sont pas vraiment des philosophes, des intellectuels ou des poètes. Et je crois que c’est important parce que cela nous décourage de considérer le problème du style en dehors d’un réservoir mimétique ; en fait, le style est ce qui refuse toujours la subsomption mimétique qui oxygène la vie dans une fiction passagère et sans passion. N’est-ce pas ce qu’ils ont tous cherché dans leurs diverses tentatives d’écriture ? Hypothèse un peu elliptique, mais qui permet au moins d’entrer dans la rue Saint-Benoît. 

Philippe Theophanidis. Gerardo, merci beaucoup pour cet échange. Je me souviens que ma première découverte de l’existence du groupe de Saint-Benoît remonte à une dizaine d’années, alors que je faisais des recherches sur la « communauté » et certaines de ses ramifications. Ce fut un moment important pour moi, car je me suis rendu compte d’un certain nombre de choses fondamentales. Par exemple, que des penseurs comme Maurice Blanchot ou Jean-Luc Nancy pouvaient difficilement être réduits à des penseurs « théoriques » ou « abstraits », malgré les défis intellectuels que leurs textes nous posent souvent. Bien qu’ils n’aient pas tous fait partie du groupe de la rue Saint-Benoît, leurs idées, dans la plupart des cas, sont dues à des amitiés fortes et transformatrices. Un texte comme La communauté inavouable est fondé sur une expérience d’amitié (de nombreuses amitiés), et non sur de simples concepts universels ou même sur un registre d’idées. À l’époque, j’avais rencontré cette observation formulée dans le livre Qu’est-ce que la philosophie ? de Gilles Deleuze et Félix Guattari, sans réaliser que l’origine de cette idée – l’amitié comme « condition de possibilité de la pensée même » – provenait du puissant échange entre Gilles Deleuze et Dionys Mascolo[4]. Et plus récemment, j’en suis venu à identifier cette constellation intime d’idées et d’expériences avec une expression empruntée à Mascolo, un « communisme de la pensée », lui-même tiré, bien sûr, d’un fragment ancien attribué à Hölderlin, mais en réalité le résultat d’un travail collectif (dans lequel il y avait aussi, comme on le sait, Hegel et Schelling). Une expression, notons-le, antérieure d’un demi-siècle à la publication du Manifeste du parti communiste[5]

Tout ceci comporte des implications importantes que le séminaire permettra, nous l’espérons, de développer (sans pouvoir les épuiser complètement, ce qui est tout aussi important). C’est un peu comme si la recherche sur ce thème refuse (un autre thème clé) la dichotomie traditionnelle entre le sujet connaissant qui « domine » et « soumet » l’objet de la connaissance. D’une certaine manière, la recherche demande à être secouée par l’expérience en mouvement. D’où, et en suivant votre suggestion, l’importance capitale de résister à la tentation de catégoriser et d’assimiler dans la « prison du concept », comme vous l’avez mentionné plus haut. Marguerite Duras et Maurice Blanchot peuvent bien être reconnus comme « écrivains », mais l’histoire de ce groupe (qui n’est jamais resté statique tout au long de sa trajectoire d’un demi-siècle, qui n’a connu aucune forme d’adhésion formelle, et qui n’a pas été étranger aux tensions, aux ruptures et aux inévitables trahisons) ne peut pas être réduit à la « littérature ». De même, il est difficile de ne pas reconnaître l’importance du « communisme de pensée » pour le groupe, mais là encore pas de manière réductible au genre « politique » ; comme on le sait pour Mascolo, pas très éloigné de la position de Georges Bataille, le communisme est en fin de compte une question de communication. Cela aura des implications décisives pour le séminaire. 

Par exemple, si nous passerons en revue quelques-uns des livres les plus importants, nous devrons également considérer d’autres aspects, tels que les actions (Dionys Mascolo libérant Robert Antelme de Dachau), les pamphlets (Manifeste des 121), les rencontres transnationales (Elio Vittorini introduit dans le groupe par Claude Roy), le cinéma et les scénarios (Duras), la correspondance (Mascolo et Deleuze, pour n’en citer qu’une), ou encore les entretiens au fil des décennies. Autant de modes d’expression emblématiques. En ce sens, on pourrait dire qu’il s’agit d’une conversation au sens où l’entend Hölderlin : « Depuis qu’un entretien nous sommes et l’écho les uns des autres,/Est l’expérience de l’homme ; mais bientôt nous serons chant. »[6]. Dans cette mesure, pour penser l’amitié et la pensée, il faudra prendre en compte l’expérience et l’expression avec ses difficultés et ses échecs, comme le soulignait Adorno dans le fragment de Minima Moralia auquel vous avez fait allusion. Cette attention au ton, ou ce que vous avez appelé le « style », pourrait être non seulement ce que nous nous proposons de discuter, mais ce qui est nécessaire aujourd’hui pour qu’un « nous » fort émerge, au-delà des nombreuses impasses et effondrements auxquels nous assistons – y compris l’effondrement actuel des groupes fondés sur des identités idéologiques. C’est peut-être ainsi que notre pauvreté collective en expériences communicables peut ouvrir une opportunité de se redécouvrir comme une richesse partagée. 

G. M. Je pense qu’il est très important d’inviter Hölderlin dans la scène, car il gravite à l’arrière-plan, même si l’étendue de son chant est rarement explicitée. Et c’est peut-être une bonne chose, après tout. En tout cas, c’est comme si une certaine télépathie de la poétique de la pensée avait migré de la tonalité de la forêt enchantée de Hölderlin à l’amitié multiforme nichée dans la rue Saint-Benoît. Je pense que l’on peut dire que la rue Saint-Benoît, même au niveau le plus banal, était aussi une résidence et un foyer. C’est-à-dire que c’était l’appartement de Marguerite Duras, comme nous le savons. Et à ce stade, il est difficile de rappeler la « demeure » de Hölderlin comme ce qui rassemble un lieu non plus comme une possession, mais comme la texture du dehors de la pensée inaliénable à la vie. Comme l’idéalisme allemand a grimé les antichambres d’une reconstitution historique, les braises de la vie se poursuivront de l’autre côté de la courbe qui amplifie et retient les modelages qui feront de l’événement intérieur de la vie le détritus d’une combustion civilisationnelle. À mon avis, le parallèle avec Hölderlin va plus loin : il ne s’agit pas seulement d’une affinité conceptuelle ou sémantique, mais d’une situation univoque. Il ne s’agit plus de batailles politiques – et Mascolo l’a senti très tôt – mais d’une prise en charge du monde. En d’autres termes, la rue Saint-Benoît est l’un des rares cas où la fausse opposition entre « public » et « privé » s’effrite, où l’intériorité « égocentrique » du cosmos bourgeois se relâche de telle sorte qu’une pratique de la liberté peut renaître dans chaque acte de création soustrait aux mandats d’une cohérence aliénée. Le fait de rester dans la demeure expose les limites fictives en insistant sur l’exode de la reproduction objective et de la folie, en refusant d’accepter des sédatifs compensatoires pour rester – sous le faux manteau de la « satisfaction » et de « l’auto-assistance » – comme des détenus dans les chambres de la société civile. 

Et pourtant, il ne s’agit pas d’une communauté hippie ou d’un phalanstère choyé pour intellectuels renégats. Pas de prétention au salut par une communauté d’obligations et de réciprocité morale, et encore moins de célébrations de l’esprit de l’avant-garde littéraire qui, au XXe siècle, n’était que le prolongement inversé du parti politique de masse – et l’on sait bien ce que Marguerite Duras, Dionys Mascolo, Edgar Morin et leurs amis pensaient de l’appareil du Parti et de ses chantages au milieu du siècle ! Il s’agissait de quelque chose de beaucoup plus simple, que Duras, dans ses dernières années, décrira ainsi : « C’étaient des amis, mais ce n’était pas à eux ni à ce dont on discutait le soir que je pensais en écrivant. J’ai toujours séparé les deux domaines : pour eux, qui sait, je n’étais alors qu’une amie bavarde et hospitalière, disposée à les laisser dormir sur le canapé et à faire les repas à n’importe quelle heure. »[7]. Peut-être que la véritable amitié n’est jamais substantielle ou réfractaire au concept, mais une sorte de compagnonnage (l’écrivain argentin Diego Valeriano a une merveilleuse expression en argot argentin qu’il appelle segundeo), qui implique la marche, l’errance, la célébration de la compagnie et le soutien sans les intrigues justificatives d’une « raison morale » d’agir. C’est comme si l’amitié était toujours en train de mijoter, et que son entourage était le passage de la cuisine à la table, une invitation souscrite aux modes invisibles de la commensalité (impossible de ne pas penser à l’importance de la cuisine pour Duras). En fait, il s’agit plutôt du rythme d’une chanson ou d’une mélodie. C’est cette tonalité que l’on entend encore venir de la rue Saint-Benoît. Et c’est pour cette même raison qu’elle reste inimitable. 

Une dernière remarque : vous parlez de « modes d’expression emblématiques » dans différents registres. Ce sont des mots bien choisis, car, bien sûr, l’expression est directement liée au mode sensible d’apparition dans le monde. Il s’agit d’un assemblage pictural plutôt que linguistique. Je dirais même que c’est l’événement qui nomme la relation entre l’état d’esprit et la création que Duras recherchait : « (…) l’écriture même témoigne de cette ignorance, de cette recherche du lieu d’ombre où s’amasse toute l’intégrité de l’expérience. Pendant longtemps, j’ai cru qu’écrire était un travail. Maintenant je suis convaincue qu’il s’agit d’un événement intérieur, d’un “non-travail” que l’on atteint avant tout en faisant le vide en soi, et en laissant filtrer ce qui en nous est déjà évident. […] Comme une partition musicale. »[8]. Il va sans dire que si l’accent est mis sur l’« expression », il s’ensuit que les exercices idéologico-pédagogiques de la « culture » en général font naufrage dans une image autoréflexive liée à la cadence serpentine du signifiant scriptural. L’expression nous maintient près des rideaux de l’extérieur. Mais que se passe-t-il lorsque nous affirmons le passage des vieilles peaux desséchées de la représentation moderne au problème de l’expressivité ? Et, autre question, quel type de pratique de la « liberté » est configuré par un tel passage ? C’est à cet emblème que je veux m’en tenir pour explorer les œuvres issues de la rencontre de la rue Saint-Benoît. 

P. T. « Une maison ouverte comme la main », c’est ainsi que le poète français Claude Roy, qui a participé aux activités du groupe, décrit l’appartement du troisième étage du 5 rue Saint-Benoît dans son essai autobiographique Nous (1972)[9]. Cela nous permet d’exposer plus avant un mode d’habiter intimement façonné par la circulation et le mouvement, le passage et la transition. Cela nous évite de fétichiser la permanence illusoire d’une « résidence » exclusive, tout en soulignant la nature transitoire de l’amitié. En effet, ce qui est resté constant dans cette agitation fiévreuse, c’est une sensibilité aiguë au monde. Comme l’a suggéré un autre groupe, l’amitié « est cette forme rare d’affection où l’horizon du monde ne se perd pas »[10]. Un concept qui pourrait être utile pour saisir ce mode d’habitation éphémère, où les relations affectives l’emportent sur les sujets pétrifiés, serait celui d’ethos, qui se démarque de l’usage courant d’une « éthique » qui s’effondre parfois de manière catastrophique avec la « moralité ». 

Ce pourrait être une manière de donner de l’épaisseur à cette conception du communisme, où l’habiter est un processus émancipé de sa subordination habituelle à une fin : la construction d’une maison, l’institution d’un parti (le PCF que vous évoquez), ou la constitution par un programme. Aucun de ces modes d’installation (en anglais : settlement) n’est capable de saisir (ou de définir) ce qu’était ce groupe. L’accent que vous mettez sur la « situation » qui réunit deux dimensions de l’habitation est beaucoup plus fructueux : il s’agit d’habitation et de résidence, oui, mais pas de manière statique. La « médiation » pourrait être une façon plus appropriée de nommer l’inhabitation sans repos d’un espace continuellement façonné au fil du temps par cette habitation singulière. Le Kairos, ou moment critique, se situe précisément dans cette optique : un événement au sens de « ce qui a lieu » (avoir lieu), mais jamais de manière permanente et fixe. 

Ainsi, le groupe – et par extension, son amitié comme mode de coexistence – était situé, à la fois dans le temps et dans l’espace. En ce sens, le séminaire pourrait également être l’occasion de parler de la circulation de nombre de ses membres qui ne passaient pas seulement par le 5 rue Saint-Benoît, mais se déplaçaient également à travers divers paysages géopolitiques de l’époque : l’Italie, la Pologne, Cuba, les géographies postcoloniales, et ainsi de suite. Nous prêterons également attention aux nombreux événements clés autour desquels le groupe s’est retrouvé, adoptant à chaque fois des configurations spécifiques ; de l’interview de Vittorini par Morin et Mascolo durant l’été 1947 aux séances d’écriture avec les étudiants de la Sorbonne en 1968, en passant par le questionnement dérangeant du « rôle de l’intellectuel » sur une scène mondiale en pleine mutation. Il convient également d’examiner le champ gravitationnel de ces activités, la manière dont elles influencent effectivement les trajectoires de nombreuses personnes qui n’étaient pas directement liées au groupe (par exemple, l’influence peu connue des travaux de Mascolo sur Guy Debord). 

À ce titre, le « no 5 rue Saint-Benoît » n’est peut-être qu’un nom précaire, facile à rejeter dans le passé, mais nécessaire à redécouvrir pour les potentialités qu’il offre encore. C’est un début de réponse à la question : pourquoi ? Pourquoi s’intéresser à ce groupe aujourd’hui, au-delà des clichés usés associés aux grands noms canonisés comme Blanchot et Duras, par exemple ? Pourquoi s’intéresser à l’ange souriant d’Antelme, ou à la figure de l’entêté (cet entêtement qui n’a pas encore été lu en conjonction avec le coup de tête) ? Il ne peut pas s’agir de produire une nouvelle exégèse historique destinée à prendre la poussière dans une bibliothèque universitaire ni à fixer un portrait définitif, comme l’entomologiste qui fixe sur du carton ce qui était autrefois des insectes dansants. Car si Saint-Benoît était le nom éphémère d’une situation en perpétuel changement, notre propre lieu se caractérise par la recherche d’un langage qui serait en mesure de le nommer sans le corrompre. Existe-t-il un moyen de nommer notre manière d’être ensemble aujourd’hui sans utiliser le mot « politique » ? Comment sauver un mot comme « révolution » pour lui donner une nouvelle mobilité ? Notre situation actuelle permet-elle vraiment de tels déplacements ? Comme l’a suggéré Blanqui : « rien de si trompeur qu’une situation, parce que rien n’est si mobile »[11]

Si la pensée est une expérience, alors elle circule. Elle ne cherche jamais à sédentariser, mais à déstabiliser. Son lieu privilégié n’est pas une halte où l’on s’arrête, mais un seuil par lequel les idées, les affections, les sensibilités transitent, se heurtent et se transforment. Il ne s’agit pas d’une œuvre accomplie une fois pour toutes, mais d’un inlassable « non-travail », pour reprendre les termes de Marguerite Duras. Cette distance n’est pas synonyme d’obsolescence ou d’aliénation. C’est au contraire un entre-deux vibrant, un lieu où ceux qui refusent de se contenter du triste « état des choses » peuvent se retrouver, par-delà les siècles et les paysages linguistiques, dans une demeure sans domicile fixe, séparés, mais aussi ensemble. 

Gerardo Muñoz et Philippe Theophanidis

Retrouvez le texte original sur https://ficciondelarazon.org/2024/02/26/gerardo-munoz-y-philippe-theophanidis-por-que-volver-a-la-rue-saint-benoit-conversacion-sobre-un-seminario


[1] Jane Winston, « Autour de la rue Saint-Benoît: An Interview with Dionys Mascolo », Contemporary French Culture, vol. 18, no. 2, 1994, p. 206.

[2] Gerardo Muñoz, « Quatre positions de refus », Entêtement, Mars 2022 : https://entetement.com/quatre-positions-de-refus

[3] Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trans. Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Éditions Payot, Paris, 1991, p. 98.

[4] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Éditions de Minuit, Paris, 1991, p. 9.

[5] Philippe Theophanidis, « Communismus der Geister: Sources, Translations, Discussions », 2022: https://aphelis.net/communismus-der-geister/

[6] Friedrich Hölderlin, « Fête de la paix », L’Herne Hölderlin, trans. Jean-Pierre Lefebvre, Éditions Les Cahiers de L’Herne, Paris, 1989, p. 45.

[7] Marguerites Duras, La passion suspendue. Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre, Édition du Seuil, Paris, 2013, p. 158.

[8]  Ibid., p. 81.

[9] Claude Roy, Nous, Éditions Gallimard, Paris, 1972, p. 119.

[10] Quelques agents du parti imaginaire, « Préface : À un ami », in August Blanqui, Maintenant il faut des armes, Éditions La Fabrique, 2006, p. 19.

[11] Auguste Blanqui, Critique sociale, Félix Alcan, 1885, p. 211.

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