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Le temps de l’écologie

Ou : pourquoi ce monde ne périra pas

Le monde tel que nous le connaissons est au bord de la rupture. Nombreux sont ceux qui parlent d’un virage à droite, voire d’une fascisation, c’est-à-dire du retour du fascisme historique dans de nouveaux atours ; d’autres parlent de la crise ultime du capitalisme, voire même du naufrage de la civilisation humaine, et, d’ailleurs, ces deux visions ne s’excluent pas mutuellement. Nous souhaitons affirmer une troisième position : nous considérons que ce qui nous attend n’est ni la crise finale du capitalisme, ni le naufrage de la civilisation humaine, ni le retour du fascisme historique dans ses habits neufs ; bien au contraire : nous faisons face à la possibilité d’un régime écologique d’accumulation, qui prolongera la catastrophe présente en lui donnant une qualité nouvelle. Ce régime se dessinera en faux par rapport aux scénarios mentionnés auparavant, par ces phénomènes : le totalitarisme vert, la stabilité dans l’instabilité, la déshumanisation des hommes.

Économie

Commençons par la stabilité dans l’instabilité. En regardant l’histoire, on a pu parler de la transition du régime fordiste d’accumulation au régime postfordiste ou néolibéral d’accumulation. Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une phase de tentatives pour former un nouveau régime d’accumulation.

Depuis qu’a éclaté la pandémie de Covid, une chose est devenue évidente : la crise de notre civilisation moderne, qui s’étend bien au-delà du système capitaliste, alimentée par la chute tendancielle des taux de profit et l’impasse de la production de plus-value. Cependant, la manifestation d’une crise est déjà le signe que celle-ci a commencé bien avant et qu’au moment où elle se produit, le nouveau est déjà en train de voir le jour. En ce sens, nous sommes déjà en plein dedans. En invoquant la crise écologique sous forme d’un discours catastrophiste, le régime écologique d’accumulation se donne la légitimité et la capacité d’intégration pour s’imposer et introduire son programme concret sous les slogans d’un « Green New Deal » ou d’une « transformation socio-écologique ».

Sur le plan économique, il se traduit par de nouvelles formes d’extractivisme et d’accaparement des terres. La promesse idéologique des énergies et technologies renouvelables, c’est un cycle harmonieux et infini, alors qu’en fait ce sont des territoires nouveaux, des débouchés de productions nouveaux et des circuits économiques nouveaux qui sont rendus praticables afin de stabiliser et d’étendre la production de plus-value.

Dans la nouvelle accumulation du capital, les programmes d’intelligence artificielle, les réseaux sociaux et les plateformes, pour le dire de façon plus générale et plus précise, les algorithmes, occupent un rôle central. Ils servent à l’organisation, à la régulation, en un mot, à la mise en réseau de ces nouvelles énergies et technologies. Ils promettent en outre un saut qualitatif dans l’automatisation des processus de travail, dont l’effet dès aujourd’hui évident est le bouleversement du régime global du travail, et qui pourrait conduire à de nouvelles augmentations de la productivité et aux transformations correspondantes de la répartition des richesses. Mais l’extractivisme et l’accaparement des terres dans ce domaine concernent également ce qui est non-matériel dans l’être humain. Les relations, les émotions et les affects sont mesurés, décomposés en informations et transformés en données valorisables.

Troisièmement, l’extractivisme et l’accaparement des terres dans le cadre du régime écologique d’accumulation s’attaquent au domaine de la reproduction.

Bien que ce que nous appelons l’économie du care ne peut pas que dans une certaine mesure être automatisée, rationalisée, ou même mise en valeur en général, le nouveau régime se concentre précisément sur les domaines de la vie qui n’ont pas ou peu été codifiés, pour surmonter ces limitations. Grâce à la robotisation, aux biotechnologies, à l’algorithmisation et à la cybernétisation des processus, l’augmentation des profits est tout à fait envisageable. C’est justement en élargissant le regard au-delà de l’économie du care, en prenant en compte la reproduction de la (sur)vie dans son ensemble, que l’on peut constater que les biotechnologies et les technologies de reproduction, dans la recherche génétique et dans la recherche sur les interfaces cerveau-ordinateur, offrent des possibilités insoupçonnées de colonisation du corps et de la chair ; des rapports d’affaires, de recherches et nombre de produits déjà commercialisés tant par de grandes entreprises pharmaceutiques que par des start-up en disent long.

Malgré tout, notre civilisation moderne reste fondamentalement entravée par les limites de la croissance, les limites que nos corps et nos âmes opposent à l’exploitation et à la domination, et les limites de notre planète. C’est pourquoi la capacité du régime écologique d’accumulation à générer de la stabilité reste toujours liée à sa propre instabilité.

Écolocratie

Le fait que nous ayons mentionné le concept de totalitarisme vert ne sert qu’à invoquer les connotations historiques de ce terme, pour illustrer toute la perversion du nouveau régime politique que nous appelons désormais l’écolocratie. Un totalitarisme qui, par son contenu formel de catastrophisme, est extrêmement flexible. Sous cette forme, il peut s’appliquer à volonté sur n’importe quel phénomène, qu’il s’agisse de la catastrophe climatique, d’une pandémie ou d’une guerre. C’est ce qui distingue sa nature de celle du fascisme historique, qui se fonde sur le postulat d’homogénéité d’une entité.

Sur le plan politique et idéologique, le régime d’accumulation écologique s’incarne dans le rêve d’un contrôle total de la nature, dans lequel l’administration des catastrophes gère la survie, l’organise, la régule et la revend par petits bouts sous forme de marchandises. On assiste par la même occasion à l’installation d’un état d’exception qui maniant la suspension du droit au nom du droit, louvoie entre la démocratie bourgeoise et l’absolutisme, entre le droit et la politique, et qui s’achemine toujours plus vers le mouvement circulaire d’un état d’exception permanent, jusqu’à ce soit proclamé l’état d’exception classique, quand il est légitimé par une (véritable) catastrophe.

On voit bien ce que produit cet état d’urgence permanent : une politique par décrets et ordonnances, une idéologie faite d’arguments de contrainte et de solutions technologiques. On peut donc le dire : l’État est un gestionnaire de catastrophes, qui ne peut faire autrement que de considérer toute vie sociale, la sienne ou celle d’autres sociétés, comme une menace et un risque. Ainsi, la sécurité nationale a besoin (Bundeswehr, coopération civilo-militaire, THW, Heimatschutz), d’une politique préventive dans les institutions de l’État-providence et de la mobilisation de toute la société, contre la société, au nom de la société.

Là encore, les algorithmes et les technologies de la reproduction et de la biotechnologie jouent un rôle décisif dans le contrôle des sujets. Ce sont d’une part les techniques de soi, par exemple la preparedness, qui nous apprennent à gérer l’incertitude permanente de nous et en nous, d’autre part, les biotechnologies nous promettent le contrôle de notre propre corps. Les algorithmes, quant à eux, jouent un double rôle : les algorithmes en général, dans leur prétendue incorruptibilité, nous font miroiter un monde prévisible pour nous rassurer, et nous rappellent sans cesse son inéluctabilité ; sur le plan concret, ils sont au service des opérations de régulation de l’état-administrateur de catastrophes, pour lequel la collecte d’informations et de données est l’occasion d’élaborer des prévisions, des diagnostics et des solutions. La finalité de tout cela, c’est le maintien du statu quo et l’entraînement permanent à l’accepter. Dans l’alliance perverse de l’algorithme, de l’État gestionnaire de catastrophes, des biotechnologies et des biopolitiques, le corps vivant (Leib) est réduit à l’état de chair (Körper). Dans une perspective de maintien de la domination, le corps vivant est dysfonctionnel. Cette tendance est soulignée par la par la numérisation continue de notre vie, où l’on peut communiquer avec ses semblables en toute sécurité et en toute stérilité depuis un ordinateur, et où l’on s’exerce à une pensée obtuse en termes de uns et de zéros. Ainsi, l’écolocratie mène à l’isolement, à la dématérialisation de la vie et à la colonisation de l’âme ; ce que nous avons appelé au début la déshumanisation de l’homme.

Dans le contexte de la forme politique du régime d’accumulation écologique, nous ne devons pas tomber dans l’erreur de penser que ce dernier est exclusivement le fait d’un des milieux ou classes politiques tels que nous les connaissons. Bien au contraire : dans ce régime, la droite autant que tout ce qui s’autoproclame de gauche peut faire partie des élites porteuses du projet, particulièrement dans la mesure où l’une et l’autre ont le catastrophisme pour horizon – ce qui semble bien être le cas en ce moment.

Alors que la droite prône la désinhibition, dans le sens d’une émancipation des restrictions de la jouissance, dans le sens d’une liberté comprise comme rejet de l’autorité de l’expert, la gauche est prise dans l’expertise du pouvoir précisément par son discours, le discours de l’université. Elle aussi est désinhibée : sa désinhibition consiste également à projeter une libération de la restriction de jouissance, qu’elle croit possible ; toutefois celle-ci ne prévoit pas d’organiser cette libération par le refus de l’interdit, mais par le biais du savoir qui doit permettre, d’atteindre cette jouissance dans le cadre de règles, d’une discipline et d’un renoncement. Les deux sont des discours de refoulement : le discours de droite est un refoulement simple : il congédie la reconnaissance de l’origine humaine du changement climatique sans plus de cérémonie. La gauche pratique en revanche un refoulement secondaire : elle minimise l’horreur. Sa logique est celle de l’exagération dramatique de la crise, qui est ensuite décomposée en éléments discrets et présentée successivement en modèles réduits. L’apocalypse, la crise climatique, la carbonisation rendent nécessaires la décarbonisation, les scooters électriques, les panneaux solaires et les transports publics gratuits. L’exact inverse de mesures qui seraient adaptées à une catastrophe. La gauche comme la droite occultent une partie de la réalité et de l’expérience qu’elles en font. On croit rendre contrôlable la catastrophe en y remédiant. La bureaucratie verte n’est rien d’autre que la gestion parfaite de la survie. Nous pouvons donc parler d’un totalitarisme post-idéologique, qui n’associe pas le régime écologique d’accumulation exclusivement à l’idéal type de l’écologiste Vert allemand.

Prenons un autre aspect qui témoigne de la flexibilité et de l’ouverture du régime écologique d’accumulation à l’égard de la classe politique : le concept de sécurité – que nous comprenons ici comme le rêve d’un état dépourvu d’inquiétude, et qui est employé tant par la droite que la gauche et les verts. En termes psychanalytiques l’unité originelle de l’homme et de la nature/de l’environnement, qui n’existe pas, ne fait que dissimuler le fantasme de la séparation de principe de l’homme d’avec son l’environnement et les autres. Ainsi, la dépendance à autrui (Angewiesenheit) est toujours un manque, car elle révèle la domination. Parce que cette assignation (Angewiesenheit) peut également être rejetée, nous sommes dépendants et indépendants à la fois, et nous essayons de vivre avec cette relationnalité première. Dans ce sens, la recherche de sécurité du côté de la droite libérale prend une forme patriarcale – rien d’étonnant à cela, puisqu’elle tente, dans l’esprit du sujet bourgeois autonome, d’éviter la l’aporie de l’(in)dépendance dans l’illusion de la liberté absolue et la négation de la relationnalité. À gauche, c’est le principe inverse : la totalisation de la dépendance qui, par une protection collective et l’externalisation de l’autonomie, crée une sécurité absolue, mais qui, en fin de compte, est aussi liée au fantasme de l’unité originelle de l’homme et de son environnement. Car il y a toujours la possibilité que l’autre se comporte différemment de ce que j’exige, précisément parce qu’il est séparé de moi. En tant que dominée, j’ai toujours la possibilité de décider de me comporter différemment de ce qui est exigé de moi, précisément parce que je suis distincte de l’Autre. La liberté comme autonomie absolue, la sécurité comme contrôle de ma dépendance fondamentale : l’une et l’autre sont des chimères. En fin de compte, tous ces milieux politiques travaillent, les uns consciemment, les autres inconsciemment, à la patriarcalisation du souci, qui doit créer la liberté par le biais d’une sécurité individuelle ou collective.

Les sujets écologiques

Mais à quoi ressemblent les sujets du régime d’accumulation écologique ? Dans nos textes précédents, nous avons parlé d’une subjectivation néolibérale, afin de comprendre tout d’abord les structures de sujets qui ont émergé au cours des dernières années et décennies. Au début de notre réflexion, nous souhaitons introduire la notion de sujet écologique afin de cerner quelques phénomènes qui nous apparaissent comme les premiers signes d’une nouvelle constitution du sujet.

Le sujet néolibéral ne connaissait pas ou n’avait plus besoin de société, il était entrepreneur de lui-même et donc responsable de son propre sort : la morale plutôt que la politique. L’effet d’autrui et l’effet appliqué à soi-même coïncidaient dans le sujet. Les règles et les codes de conduite devaient donner une orientation et une sécurité. Le mot d’ordre était : jouis et sois discipliné. La fonction de contrôle du « père » en tant que surmoi a été remplacée par le discours de l’université. Aujourd’hui, nous assistons, notamment dans les jeunes générations, au remplacement du surmoi par l’idéal du moi, c’est-à-dire un nouveau transfert de la domination vers le cœur de notre propre conscience.

L’idéal du moi est l’idéal que l’on a de soi-même, sans vraiment comprendre, qu’il est en partie médiatisé par la société. Comme l’indique le topos

de l’idéal, celui-ci est inatteignable pour les individus – tout au plus peut-on s’en approcher. Mais cet effort permanent, ce rapprochement sans fin, est vécu comme un échec, qui à son tour exige de nouveaux efforts en vue d’atteindre l’idéal par l’observance des nouvelles règles que l’on s’inflige. Le sentiment de culpabilité du sujet néolibéral se transpose subtilement dans le sentiment d’infériorité du sujet écologique. Cela produit dans ces sujets non seulement de la souffrance et une certaine réceptivité à des solutions qui leur font espérer d’atteindre leur idéal, mais aussi un rapport autocentré qui paradoxalement se double d’un rapport agressif à l’extérieur. D’un autre côté, il existe une motivation intrinsèquement humaine qui s’appuie sur le narcissisme présent en chacun de nous, le besoin de confirmation et de reconnaissance. Dans le capitalisme, ce besoin est transformé : le sujet narcissique ne fait plus qu’un avec son auto-identification : je suis la vérité ultime !

Aujourd’hui, on peut observer comment la société revient dans le discours de modernisation écologique : non pas en tant qu’entité nécessaire à la reconnaissance au sens hégélien du terme, mais comme un public dont le narcissique a besoin pour la confirmation, le contrôle de son moi. Dans cette fonction, la société ne joue que le rôle d’une surface imagée de mon moi, bien qu’idéologiquement, une dépendance et une responsabilité mutuelles sont entretenues. La régulation pour se rapprocher de l’idéal du moi est rapportée à une catastrophe choisie, que la société pense ainsi pouvoir maîtriser de façon optimale. C’est ce qui se passe quand on appelle à la sécurité en temps de Covid, à des économies d’énergie à cause de la guerre en Ukraine ou à des économies d’eau : on prêche pour le renoncement individuel en rapport avec une humanité abstraite, et ce renoncement génère un plaisir. Mais la mise en rapport collectif, comme la relation à la société, est individualiste et narcissique. Il se crée une tension dans laquelle le renoncement devient la condition de la société, alors que la sociabilité même est conçue comme une menace et comme un public ingrat, et que les seules possibilités d’action sont individuelles.

La tension qui en résulte peut se manifester de différentes manières : en une réglementation de sa propre vie et une arrogance et un mépris envers ceux qui ne font pas de même ; en une preparedness individualiste, qui doit permettre de survivre quand la catastrophe éclatera ; ou dans l’espoir et la motivation de sauver le monde, qui généralement s’accompagnent aussi d’une réglementation et d’une morale arrogante. D’une manière ou d’une autre, on doit identifier la résilience que développe le sujet écologique dans cette tension pour ce qu’elle est : l’intériorisation de la police, l’occupation policière de l’âme. Le sujet écologique est celui qui se considère comme inférieur parce qu’il n’atteint pas son idéal du moi, et dont la peur et la joie sont rivées aux éclats de joie ou aux huées de son public, la société. L’antisociété en tant que société, et l’antimoralité comme morale. La fonction du catastrophisme est de mobiliser les sujets en vue de leur soumission volontaire. En même temps il semble, dans sa double détermination de phénomène narcissique et motivé socialement, particulièrement ouvert, voire vide de contenu ou flexible, tout simplement conforme : optimisme et mentalité de réformateur accompagnés d’une conscience bien claire des problèmes liés aux défis planétaires ; image de soi en tant qu’acteur du changement et initiateur de la transformation globale ; ouvert à de nouvelles synthèses de valeurs : disruption et pragmatisme, succès et durabilité, fête et manifestation ; mode de vie durable sans idéologie du renoncement, éthique protestante du renoncement couplée d’hédonisme, ou en tant qu’hédonisme.

Parallèlement à ces réflexions psychanalytiques sur la subjectivation, les biotechnologies et les technologies de reproduction et l’algorithmisation jouent un rôle important en ce qu’elles transforment les sujets en éléments d’une structure machinique (rôle d’utilisateur, de matière première, outil ou produit) et la pensée se transforme de plus en plus en une pensée machinique. Ainsi, on pourrait également parler d’une subjectivation technologique et d’une rationalité qui colonise l’âme, la scinde en différentes informations, la recompose en données, qui sont à leur tour divisées en informations, etc. C’est comme si l’âme était déchirée en horcruxes, sauf que l’âme n’est pas quelque chose d’inhérent à l’être humain. Elle est traversée par le souffle et le vent, elle est le vivant, ce qui nous relie au monde. La catastrophe n’est plus l’apocalypse chrétienne, qui annonce l’interruption d’un monde de péché, mais n’est plus, dans sa forme sécularisée, qu’une simplification et quantification en faits, nombres et images, qui peine à cacher que le catastrophisme ne prévoit aucun salut. La réalité de la catastrophe est insaisissable quand on veut, pour la saisir, employer les moyens qui l’ont provoquée.

Enfin, mais pas seulement, nous aimerions dire au moins une chose sur la une phrase sur la manifestation la plus radicale de ce que nous venons de décrire, le transhumanisme. Celui-ci est probablement la plus effrayante représentation du régime d’accumulation écologique, parce qu’il ne veut plus seulement étendre les limites du capitalisme, mais les abolir. Indépendamment de la question de sa faisabilité idéale, le transhumanisme, rarement ouvert, est le plus souvent sous-cutané, que ce soit sous la forme de prothèses bioniques, d’organes artificiels, de thérapies géniques ou de la réalité augmentée ou virtuelle, et il fait déjà partie intégrante de l’époque qui s’annonce.

Le concept d’écologie

Pourquoi donc appelons-nous ce nouveau régime d’accumulation « écologique » ? Avant que l’écologie ne devienne, dans la compréhension quotidienne, une sorte de synonyme de protection de la nature, s’est établie à partir du 19e siècle, parallèlement à l’affirmation du capitalisme, une définition de l’écologie comme science des relations entre la vie organique et le monde environnant. La question écologique se fonde donc sur la séparation bourgeoise entre l’homme et la nature, qui objectivise la nature et la réifie. Ce n’est que dans le cadre de cette séparation que l’écologie a pu voir le jour. C’est ainsi que nous assistons aujourd’hui à la mise en scène d’un schisme entre le capitalisme fossile et le capitalisme vert ou entre le capitalisme fossile et l’écologie. Ces deux séparations masquent le véritable problème : le concept d’écologie sert de dispositif central de la désinhibition capitaliste et même les interprétations de gauche de cette notion reproduisent la réification de la nature et ne se départent pas de l’idée bourgeoise de soumission de la nature. En ce sens, tout ce qui se réclame de la durabilité et de la régénération, au-delà des banalités des sciences politiques, participe à plébisciter la destruction et de la gestion répétées et continues de la vie. Il n’y a pas de véritable durabilité, pas de régénération, mais seulement l’interruption immédiate et nécessaire de cette durabilité qui nous maintiennent dans la boucle éternelle du présent capitaliste. Ainsi, nous nous trouvons actuellement dans un no man’s land du mépris de la transcendance et de la négation de l’immanence, qui tend à devenir de plus en plus total et dont il faut chercher une issue.

Panorama de la domination

Disons-le clairement : le régime d’accumulation écologique ne se contentera pas « simplement » d’ouvrir de nouveaux secteurs économiques, mais implique un nouveau projet de société capitaliste, qui ne comprend pas seulement de nouvelles formes économiques, mais aussi de nouvelles formes juridiques, politiques, culturelles et subjectives. Si l’on considère qu’à l’avenir, le régime écologique d’accumulation s’imposera en masse, le futur qu’on peut s’imaginer n’a rien de réjouissant : un monde soumis à la multiplication des affrontements pour les ressources et l’énergie, dans lequel dans lequel il subsiste des lieux qui ressemblent à des oasis écologiques : verts, rassasiés, smart, numérisés, stérile et truffés de prothèses, tandis qu’entre ces oasis – s’étend un « tiers monde » global traversé par des trous de mines, des barrages, étroit et soumis à la numérisation et aux biotechnologies comme moyen de répression et de nécropolitique. On y trouve les assises de l’infrastructure globale et instable et de la logistique du capital, protégées par des armées et âprement disputées. Un monde remis en question seulement par les proscrits, les mécontents et les contrebandiers de cette époque. Dans ces conditions, la division internationale du travail et de la production, le rapport ville-campagne, la démographie, notre cohabitation quotidienne, et même la réalité physique qui nous entoure et la disposition de la nature seront profondément transformés. Imaginez cela comme une description de votre ville, de votre pays, rien de plus…

Panorama de la dissidence

Au vu des tendances menaçantes de développement d’une abstraction croissante, d’une totalisation, d’une densification sous-cutanée et d’un devenir-autoritaire de la domination et de l’exploitation, il nous semble que le cœur de la recherche de nouvelles stratégies et pratiques réside dans la question du pouvoir. Dans l’histoire, les stratégies de la gauche, dans leur grande majorité, ont toujours eu pour objectif de réformer le pouvoir, de le conquérir, de le prendre ou, du moins, de déplacer les rapports de force en préparation de la révolution, ou de construire un contre-pouvoir d’en bas. Mais que se passe-t-il lorsque le pouvoir est trop puissant, trop opaque, trop rusé pour qu’on puisse imaginer le soumettre à sa volonté ?

Plutôt que d’adopter dans nos stratégies et nos pratiques la relation dialectique avec le pouvoir qui a provoqué tant d’échecs passés, et qui au vu des conditions actuelles nous ferait partir perdants, il s’agit à notre sens d’organiser aujourd’hui une rupture méthodique (et non de principe) avec cette forme de la question du pouvoir telle que la gauche la pose depuis des décennies. Il s’ait de développer une théorie et une pratique de destitution et de désertion qui ne se réalisent pas dans la destruction du pouvoir, ni dans une vie « comme-si-non », comme si lois, règles et normes n’étaient plus valides, mais plutôt une théorie et une pratique qui s’entendent pour échapper à la question du pouvoir. Nous pensons que seul l’approfondissement de cette idée nous ouvrira la possibilité de créer une temporalité et un espace au-delà du capital, pour trouver un point de sortie de l’emprisonnement dans le présent, qui trop souvent s’est donné les atours d’une anticipation du futur. En découleront d’autres formes de communication, de perception et de mouvement, une forme propre de politique qui ne se laisse pas distraire par l’actualité, les discours, les attaques ou les ripostes (prétendument) réelles du capital, mais qui fixera ses propres points et se rendra ainsi imprévisible.

Nous croyons qu’il existe un noyau de l’être humain, quelque chose d’ineffaçable, de non-colonisable : la soif de liberté, d’égalité et de beauté. C’est là que la modernité tardive du capitalisme atteindra ses limites et échouera. Les non-mouvements pointent déjà dans cette direction même s’ils n’ont laissé jusqu’à présent que des révolutionnaires sans révolution. C’est notre tâche – nous qui ne sommes pas des non-mouvements, mais seulement des personnes de la gauche radicale, donc pas des révolutionnaires, mais également sans révolution – de trouver ce que peut ou doit être une pratique de destitution et de désertion. Le bruit, l’irritation, la confusion, le silence, la destruction, l’écoute sont le cosmos d’idées, dans lequel nous voulons réfléchir et agir. L’âme, la perception, la forme de vie, l’oasis sans frontières et les communes globales sont le cosmos d’idées, dans lequel nous voulons nous mettre en relation les uns avec les autres.

La cabane qui brûle

Retrouvez l’article original sur https://inferno.noblogs.org

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