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Une interview d’Elio Vittorini

Nous avons déjà bavardé un long moment. L’entretien commence à prendre cette allure questions-réponses qui les interviewes. Et nous, questionneur, nous commençons à noter les réponses. Vittorini nous interrompt :

Je voudrais, au début de cette interview, faire cette réserve de principe : l’interview d’un écrivain est un non-sens. Il ne peut pas tout à fait, ensuite, reconnaître ce qu’il a pu dire comme l’expression de ce qu’il pense. Cela, en raison de la conception qu’il a de son métier. L’écrivain n’écrit pas pour faire beau. Il écrit pour faire vrai. Et ainsi la place des mots a pour lui une signification de vérité, non de beauté. La place des virgules a une signification de vérité, non pas seulement de beauté. L’expression orale n’est pas le mode d’expression que je me suis choisi. C’est comme une traduction dans une autre langue…

— Vos scrupules vis-à-vis de l’interview comme moyen d’expression nous indiquent assez nettement déjà l’idée que vous avez du rôle de l’artiste.

— Je crois que toute philosophie doit être complétée. Elle n’exprime jamais la vérité entière d’une époque. Ce sont les forces rationnelles et les forces de poésie qui produisent les œuvres dont l’ensemble exprime la vérité de cette époque.

— L’écrivain, le poète, le romancier sont donc des porte-parole essentiels de la vérité ?

— C’est l’écrivain qui la « donne à voir », comme dit Éluard.

— En cela, il vous semble sans doute aussi qu’il doive être dit « engagé » ?

— Peu importe le mot. Pour moi, cela implique d’être communiste. Il est aussi naturel pour moi d’être communiste que d’écrire, et c’est un même mouvement.

— Mais que signifie pour vous « être communiste  » ? Vous aimez à dire que vous avez adhéré au parti communiste avant d’avoir lu une ligne de Marx ou de Lénine, c’est-à-dire avant d’être marxiste. Ne pourrait-on pas vous dire que vous êtes communistes de façon « affective » plus que de façon marxiste ?

— Si j’ai adhéré au parti sans connaître le marxisme, je n’ai nullement cédé à un entraînement « affective ». Cette adhésion exprime ma première prise de conscience au spectacle de la société où je vivais. Cet énorme mensonge, je le connaissais assez, lui.

— Mais pourquoi au parti communiste et non à un autre parti antifasciste ?

— Parce que, sans avoir lu Marx, je voyais chaque jour mieux que tous les autres partis étaient dans l’impasse. Tous se référaient à une morale antérieure au fascisme. Tous conduisaient donc finalement au fascisme encore. Au mieux, à la stagnation morale, à la stérilité. Ils essayaient de panser les plaies, de penser encore. Jamais ils ne s’attaquaient à la maladie elle-même. Cela, on pouvait le voir sans avoir lu Marx. Le parti communiste, seul, proposait de façon visible une morale nouvelle, un comportement nouveau des hommes en face des hommes et en face des choses, en face des hommes-humains et en face des hommes-choses. J’ai vu vivre les communistes italiens. Dès l’instant où j’ai vu qu’il fallait que je lutte contre le fascisme, j’ai vu que j’étais forcé d’être communiste. Je ne me plain pas d’être venu à Marx ainsi.

— Beaucoup d’écrivains cependant reculent devant cet engagement. Ils pensent que l’adhésion au communisme implique un bouleversement de toutes les valeurs, et des valeurs morales en premier lieu.

— Oui, et par exemple, ils posent, bien entendu, la question de la fin et des moyens. C’est cependant à nous les derniers, communistes, qu’il conviendrait de poser cette question. Mais nous devons aussi être les derniers, nous communistes, à nous dérober aux questions, même si elles posent des problèmes que nous avons, quant à nous, résolus. Nous devons accepter même les termes dans lesquels ces questions nous sont posées, sans nous contenter de dire qu’elles ne sont « pas marxistes ».

Il y a dans toute époque historique donnée une certaine somme de moyens possibles, une certaine provision de moyens, si vous voulez. Or, à toutes les époques de l’histoire, tous les moyens dont elles disposaient en fait ont été employés, quelle que fût la morale professée par la même époque. C’est cette hypocrisie que dénonçait déjà Machiavel qui voulait rendre le Prince conscient de ce qu’il faisait. Aujourd’hui, nous venons de découvrir des moyens nouveaux : ceux de l’énergie atomique. S’est-on privé de les employer ? Non. Posons donc que les moyens dont dispose une époque sont pratiqués par cette époque. Mais le monde capitaliste est tel que ces moyens sont pratiqués dans une absurdité et une hypocrisie absolues. Ce sont des moyens sans fin, un chaos de moyens. Soyons donc sérieux. Une fin qui « justifierait » les moyens serait pure utopie. Mais tant que la révolution n’est pas réalisée, autorisons au moins les révolutionnaires à combattre à armes égales. Car c’est seulement à mesure que se réalisera la révolution que les moyens pourront se « moraliser » à leur tour. La transformation du monde produit une morale. C’est dans l’action révolutionnaire seule que la moralité commence à exister réellement.

— Peut-on dire que d’ores et déjà certains moyens sont écartés par les communistes ?

— Oui, on peut le dire. Ne voit-on pas disparaître un « moyen » devenu inutile, quand on voit que la peine de mort est abolie en U.R.S.S. ?

— Le principe « la fin justifie les moyens » ne saurait donc être un principe communiste d’aucune manière ?

D’aucune manière. Je formulerai plutôt : l’époque justifie les moyens, la fin les transforme. Et comprenez-moi. Nous sommes dans une époque où règne un fantôme de morale. Dans cette époque, la bombe atomique a fait plus de victimes que la révolution de 1917. La conversation de cette société telle qu’elle est, hier dans les tentatives de conservation fasciste, aujourd’hui dans la tentative de conservation américaine, cette conservation seule coûte beaucoup plus cher en sang, en hommes et en liberté que l’établissement d’un monde nouveau. Comment hésiter ? Aucune morale n’est possible en dehors de l’activité révolutionnaire. Le communiste est celui qui se dresse contre toute violence. Il ne tire que pour se défendre. Il n’y a pas de crimes révolutionnaires. C’est pourquoi seul le communiste peut dire sans mentir qu’il refuse toute fin qui justifierait les moyens. Ceux qui, sans être révolutionnaires, prétendent poser ce principe, trompent le monde, car ils justifient les moyens de la société bourgeoise par la fin de la conservation de cette société. 

— En somme, ce que l’on peut le moins pardonner au monde capitaliste, à la contre-révolution, c’est de nous contraindre à user contre elle de ses propres armes ?

— Ou. Et, par exemple, la responsabilité des milliers de victimes faites par l’aviation alliée à Naples à Milan, nous, antifascistes, avons su l’attribuer à Mussolini. De même, l’origine de la violence révolutionnaire, c’est la violence conservatrice.

— Que répondriez-vous à ceux qui vous opposeraient un refus catégorique, comme Camus, par exemple, disant qu’en aucun cas il ne veut être responsable de la mort d’un homme ?

— Que le refus abstrait du meurtre conduit aujourd’hui à accepter la bombe atomique. Comme sous l’occupation, la neutralité était collaboratrice. Dans la position de refus qui est celle de Camus, on ne peut que laisser verser éternellement le sang.

— Cette position serait donc finalement réactionnaire ?

— Je ne crois pas que des hommes comme Camus, Sartre, etc… expriment directement le désir du monde conservateur de se conserver. Ils témoignent plutôt, par leur désarroi et leur révolte, de la présence au sein du monde moderne des premiers signes de la transformation révolutionnaire.

— Ils seraient alors des utopistes déçus ? Ne peut-on pas dire que c’est un risque que courent constamment les intellectuels de tomber dans l’idéalisme au moment même où leur idée commence à se réaliser ?

— Ils formulent le problème dans un sens idéaliste, incontestablement. Mais il y a en eux une potentialité révolutionnaire, comme chez tous les utopistes, en même temps qu’une potentialité réactionnaire. Leurs livres sont en avance sur l’état de leur pensée. Il en est d’eux comme de Balzac et de Dostoïevski, réactionnaires et dangereux dans l’idéologie qu’ils professent, progressistes dans leurs œuvres. Mais il faut insister là-dessus : leurs œuvres ne peuvent avoir aucun sens pour ceux-là mêmes qui les louent le plus. Ceux qui les louent le plus sont ceux qui sont le plus incapables de vivre l’expérience dont elles témoignent. C’est avant tout à nous, révolutionnaires, qu’elles s’adressent. C’est nous, révolutionnaires, qui avons à dire à ces écrivains que leurs défaites idéologiques n’entraînent pas leurs œuvres au néant, mais qu’elle ne fait que les trahir. C’est d’ailleurs sur nous qu’ils comptent le plus pour sauver leurs œuvres. Nous sommes ce qui ressemble le plus à la postérité et ils le savent.

— Pensez-vous, comme vous dites dans le dernier numéro de votre revue, Le Politecnico, que la ligne de partage entre réactionnaires et révolutionnaires sur le plan de la culture ne s’identifie pas à la même ligne de partage en politique ? Cela ne s’appliquerait-il pas, selon vous, aux hommes de la culture dont nous parlons ?

— Oui mais ces deux lignes de partage tendent à s’identifier chaque jour davantage. C’est pourquoi il faut dire aux hommes dont nous parions qu’il est temps pour eux de se rallier aux révolutionnaires. Le temps du choix est venu et le dernier refus serait sans remède. En continuant à refuser la violence sans condition, ils ne pourraient plus qu’aider la rédaction à mystifier sa propre violence.

— Ne jouent-ils pas déjà ce rôle ?

— Dans une certaine mesure, ils le jouent déjà. C’est grâce à eux que l’activité littéraire de la bourgeoisie peut être plus brillante que l’activité littéraire des révolutionnaires. C’est à eux que la bourgeoisie emprunte son apparence de vie. Il faut qu’ils sachent leur responsabilité. Encore une fois, la bourgeoisie n’a pas de pensée propre. Elle leur emprunte son apparence de pensée. Elle leur emprunte même une certaine « allure moderne » parce que leur langage a pris quelque chose de l’énergie révolutionnaire. Cependant, croyant faire une critique générale de l’époque, ces écrivains ne font qu’une autocritique de la bourgeoise.

« Aux écrivains dont nous avons pris Camus comme exemple, vous pourriez encore dire ceci : il n’y a pas de troisième parti dans le monde. Le pessimisme n’est pas un troisième parti. Le mysticisme n’est pas une échappée hors du monde. Ainsi de suite. Le seul véritable troisième parti, c’est le suicide. Et non pas de continuer à publier des livres. » 

— Puisque nous passons en revue les objections les plus communes que l’on fait au communisme, que pensez-vous de celle selon laquelle le communisme entraînerait le nivellement des existences ? Le souci individualiste retient beaucoup de gens au bord du communisme.

— Cette objection n’est pas sérieuse. La révolution communiste, comme il ressort clairement de la lecture même rapide de Marx, est proprement la révolution individualiste. Elle ne vise à abolir que les différences mystifiées entre les hommes. Dans la société bourgeoise où les différences entre les hommes ne sont que des différences qui ne tiennent pas à l’homme même, ce sont justement les vraies différences, les différences de qualités qui ne sont pas reconnues. Le communiste ne veut pas construire une âme collective. Il veut réaliser une société où les fausses différences soient liquidées. Et ces fausses différences liquidées, ouvrir toutes leurs possibilités aux différences vraies.

— Quel sens a donc, selon vous, cet élan de ferveur collective que l’on constate en U.R.S.S. dans les démocraties populaires d’Europe centrale ? Pensez-vous que ce soit un stade nécessaire de l’édification de la société socialiste ?

— Mais c’est justement ce monde de ferveur collective qui exprime le moment où les différences hypocrites sont en cours de destruction. On voit se développer en même temps les différences authentiques. Ce stade correspond aussi au stade d’industrialisation de ces pays et, dans cette mesure, leur est un stade propre.

— Les combattants de la liberté individuelle n’ont donc pas à s’inquiéter de cet élan collectif ?

— Bien au contraire. On va au communisme par amour de la liberté complète de l’homme par désir de réaliser l’idéal de l’homme complet. Ce qui dit Marx, c’est la liberté de l’individu ne peut pas être le fait de l’individu seul. Il a enseigné la nécessité du moyen collectif pour atteindre à la liberté individuelle. La société sans classe n’a aucun sens que celui-ci : c’est la société où l’individu pourra se fier enfin aux raisons de vivre qu’il se sera trouvées. Dans la société actuelle, la conscience individuelle ne peut se fier à ses impératifs les plus intérieurs : la falsification a pénétré au plus secret des consciences. Je dirai que l’individu de la société bourgeoise ne peut même pas se fier à ses désespoirs. Il est possible que certains marxistes se trompent sur ce point. Se trompent ceux qui viendraient au marxisme par amour de l’organisation pour l’organisation, de l’unité pour l’unité, par esprit de « catholicité », pour retrouver la communion mystique d’un nouveau moyen âge constructeur anonyme de nouvelles cathédrales. Ils font des songes d’avenir avec des songes du passé. À tous ceux qui rêvent de cathédrales. Il faut opposer l’esprit du protestantisme.

— Voulez-vous dire que le protestantisme, première révolte réussie contre le moyen âge, annonce tout le mouvement progressiste de l’avenir ?

— C’est cela. Il n’y a aucune divergence entre cette vue et le mouvement de ferveur collective des pays de l’État. Cette ferveur contient l’émancipation de l’individu. Elle n’est absolument d’aucune manière un amour de l’ordre.

« Je peux ajouter ceci : le marxisme est, par essence, antiobscurantiste. Qu’est-ce que l’obscurantisme ? C’est de vouloir détruire des choses de la culture par d’autres moyens que ceux de la culture par ceux de la culture. C’est de vouloir détruire des livres avec autre chose que des livres. Mais pourquoi la culture est-elle “libre” dans la société bourgeoise ? Parce qu’elle y est sans importance, sans l’influence. Elle est coupée de la réalité, ne parvient pas à agir sur elle. Tandis que dans la société socialiste, la culture a une importance primordiale et immédiate. Et c’est pourquoi elle doit tenir compte du niveau de culture des masses. Il n’est pas question d’interrompre la recherche propre de la culture, parce que si cette recherche s’arrête, elle risque de s’arrêter pour toujours. Mais elle doit lutter constamment sur deux fronts. Celui de sa recherche propre et celui du contact permanent qu’elle doit entretenir avec le niveau de culture des masses. Ce combat sur deux fronts c’est seul vrai problème de la culture. »

— Il en résulte que l’on peut inscrire à l’actif de la bourgeoisie la « liberté de création » que le monde bourgeois libéral présente comme sa justification la plus pathétique ?

— Cette « liberté de création », en effet, l’une des ironies les contradictoires de ce monde. La culture bourgeoise a produit des valeurs qui les dépassent infiniment. À commencer par Marx. Dans quelles mesures certaines valeurs peuvent-elles être un danger ? Dans la mesure où elles sont l’expression absolue de situations toutes relatives, historiques, contingentes. Tous ces ouvrages pourront prendre leur signification véritablement, non ambiguë, à mesure que nous aurons su les présenter accompagnés de leurs antidotes critiques. Il suffit de faire à leur sujet la mise au point historique qu’elles commandent. Alors, elles seront réintégrées dans leur réalité objective. Et nous avons déjà en Italie, en France, une partie du matériel critique nécessaire à ces antidotes, de ces instruments qui nous permettent de replacer les œuvres dans leur objectivité. En U.R.S.S. après 1917, il n’en a pas été de même. C’est que la Russie n’était pas passée par toutes les étapes bourgeoises. Le travail d’autocritique de la bourgeoisie faisait défaut. C’est pourquoi certaines œuvres devaient être maniées avec précaution. Notre travail est bien celui-là : de trouver comment sauver la totalité de la culture sans ralentir le mouvement de l’histoire. Pour cela, s’il y a un danger Proust, notre travail est de trouver l’antidote critique à Proust qui permettra de faire passer au capital humain tout ce qu’il y a de positif chez lui. Ainsi de suite.

— Le fascisme, lui, attache de l’importance à la culture puisqu’il la persécute ?

— En effet. La bourgeoisie ne fait que tolérer la culture tant qu’elle peut croire qu’elle est sans importance. Le fascisme, lui, c’est-à-dire la bourgeoisie dans son essence, se rend compte que la culture, même bourgeoise, peut avoir de l’importance. Il prend conscience de la potentialité révolutionnaire qui y est contenue. Il tente alors de détruire par la violence de la culture.

— En somme, le fascisme veut étouffer la culture dans sa potentialité révolutionnaire. Il est une prise de conscience de l’appel à la liberté qui est dans toute culture ?

— Oui, et le révolutionnaire, au contraire, ne peut se proposer que de sauver la culture dans sa totalité, parce qu’elle est l’expression de la totalité historique, donc de la totalité humaine. Il y a déjà des valeurs qui n’exigent pas ce travail de recherche sur « le bon usage » des œuvres, Shakespeare, par exemple est l’expression de valeurs implicites dans le peuple. Que Shakespeare ne soit pas encore populaire est indifférent. Il peut être reçu tel quel. Et voyez déjà dans le monde entier comment les communistes sont avec l’avant-garde de la recherche partout où sont en cause des valeurs non sujettes à mystification. Quel communiste serait en tant que communiste contre Picasso, contre Schoenberg ? Pensez au rôle dans la vie publique de leur pays de ces poètes surréalistes yougoslaves ou tchèques. Dès à présent tout ce qui n’est pas sujet à mystification, les communistes l’acceptent immédiatement, sans critique préalable. Mais ils soumettent et doivent soumettre à la critique tout ce qui est sujet à mystification. La « liberté de création » du monde capitaliste n’est que l’expression de son mépris à l’égard de la porte profonde des créations de l’esprit.

 Propos recueillis par Jean Gratien (Dionys Mascolo) et Edgar Morin
Les Lettres françaises, 27 juin 1947

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