La tâche centrale de la métaphysique qui vient est d’intensifier la désertion en cours, en la rapportant à un ensemble de liens entre métaphysique et forme de vie. L’époque réclame de notre part un peu de rigueur à tenir liés ensemble ces deux dimensions afin de bâtir les conditions nécessaires pour défaire l’économie, et d’éprouver largement le dépassement de l’inconstance que sont les sociétés, les collectifs, et les nations. La métaphysique qui vient s’annonce imprévisible et hardie, elle prend au sérieux la recherche de vérité. Il s’agit donc de partir d’une expérience du vrai, car le caractère de cette expérience correspond à la mise en relation entre une pensée et une vie. Mais comment parvenir à cette métaphysique qui vient et à esquisser un autre chemin que celui de la catastrophe ?
Il faut revenir à la fin du siècle précédent, dépoussiérer quelques vieux constats, toujours aussi percutants et incisifs, énoncés par Erich Unger. Penseur peu connu en France, aucune traduction n’a été faite de son œuvre en français à ce jour. Il est pourtant cité dans quelques justes textes ces dernières années. L’itinéraire que constitue la vie d’Erich Unger, membre actif du cercle de Goldberg et ami un temps de Walter Benjamin avant qu’une querelle amorce la fin de leur amitié, reste riche en sagesse pour notre époque. Avant que la querelle n’éclate, Benjamin a participé à plusieurs séances des séminaires du cercle de Goldberg, et sa lecture du livre Politik und Metaphisik, paru en 1921 l’a profondément bouleversé. On retrouve l’influence de la vision de la Torah que peut déployer Erich Unger dans Sur le programme de la philosophie qui vient ou dans les Thèses sur le concept d’Histoire. Erich Unger reste un penseur de l’ombre qui habite souterrainement de nombreux textes. Au fil de son itinérance, le cercle de Goldberg tient une place toute particulière. Il cherche un moyen de faire sécession avec la « sphère d’efficacité » du capital, par un retrait de son monde pour s’extraire de la logique catastrophique mis en place. Autrement dit, le cercle de Goldberg cherchait à élaborer une grande désertion du capital. Le livre Politik und Metaphisik, est un élément central dans la consolidation de cette tentative de bifurcation. Unger fait preuve d’une clairvoyance indéniable sur son époque et voit nettement comment sortir de la catastrophe, par le déploiement d’une autre métaphysique. Pour lui, le seul salut possible consiste dans la constitution de « universitas metapolitique ».
La tragédie qui se déroule est la phase de métastatique du capital, la phase ou le capital subsume tout, dans laquelle chaque forme de sensibilité est vouée à être broyée. Pourtant, cet axiome est un leurre. Il fait partie d’une politique bien ficelée de la catastrophe. Il est toujours bon de le rappeler que la catastrophe a toujours été un acte politique, car il n’y a plus de catastrophe naturelle, il y a juste une catastrophe civilisationnelle. Sortir de la catastrophe implique une sortie de la civilisation et de la politique qui « est aujourd’hui essentiellement : économie » (Politik und Metaphisik). Ceux qui ne supportent l’hypothèse d’une sortie de la civilisation, sont obligés de réduire cette perspective à un délire primitiviste (politique), ce qui révèle leur incapacité à penser et leur profonde angoisse face à la possibilité d’une véritable transformation des conditions d’existence. En essayant de regarder au plus près ce que désigne le mot primitivus hors de sa dimension contemporaine politique, on tombe sur celui qui naît le premier. Cela n’implique pas forcément une vision homogénéisante d’un principe supérieur, mais la naissance d’une singularité : tout ce dont la civilisation à précisément a pour horreur, car elle contient dans son déploiement vital un possible bouleversement de l’état des choses. L’hypothèse de la désertion est souvent caricaturée à des fins proprement politiques, dont l’objectif est d’éliminer la puissance vitale inhérente de cette option pour réimposer le terrain de l’économie. On retrouve sur ce terrain une pléthore de « réalistes » ou de « matérialistes » froids, dont la vision névrotique peut s’étendre au monde et détruire toute densité de consistance spirituelle. Il s’agit d’un manque criant d’âme. S’il est vrai que la capacité du capital à subsumer toutes choses se matérialise cruellement autour de nous, l’entêtement essentiel de tout mouvement de soustraction résulte dans sa faculté de ne pas céder au chantage économique, aux divers modes politiques de la radicalité, et surtout de ne pas se plier au langage de l’ennemi. Nos années 20 sont tout le contraire, aucune consistance éthique n’est à l’ordre du jour, tous cèdent au langage de l’adversaire et certains le font avec tant d’appétence : les activistes écolos, les militants en tous genres et les autres réformistes de gauche. Tous se plient au langage de l’adversaire pour devenir eux-mêmes ce qu’ils croyaient combattre.
Au cours de nos diverses péripéties, nous avons bien compris qu’aucune nouvelle constitution politique n’a la moindre chance d’arrêter la catastrophe. Le problème n’est pas tant politique qu’anthropologique. Ce n’est pas pour rien que les anthropologues ont sauté sur l’occasion pour devenir les nouveaux philosophes de l’époque, répétant les mêmes élaborations ridicules de nouvelles politiques plus anthropologiques. C’est là que la métaphysique qui vient regorge d’un arsenal de possibilités pour dynamiter ce problème. Ce qui se trame au sein de cette métaphysique est d’incarner un agencement éthique capable d’expérience politique satisfaisant une existence « humaine ». C’est toute l’ambition des universitas metapolitica de Unger. La métaphysique est ici élaborée comme une science des possibles déterminée par les conditions de possibilité d’une forme de vie. Elle est fondée sur la vision ontologique modale de la Torah, c’est-à-dire la nécessité de vivre dans le désert. La métaphysique déployée implique la condition du maintien d’un certain type d’existence communautaire, pour Unger une forme de vie communale. Les universitas metapolitica de Unger, sont des noyaux de désertion du capital et de l’État, un moyen d’agencer une métaphysique et une forme de vie hors de l’économie. Ce n’est en rien des Universités qui seraient le lieu de la « sagesse du monde », le but de la démarche est d’explorer la connaissance pure. Les universitas metapolitica sont des lieux où s’élabore cette unité réelle par la détermination des conditions d’une telle unité. « L’idée de l’universitas metapolitica ne peut donc pas, comme le principe de l’université par exemple, occuper pour elle un “domaine”, la “science”, et laisser les “autres” à d’autres pouvoirs, mais elle doit, bon gré mal gré, prétendre être l’entité d’indifférence de tous les “domaines” imaginables et pas seulement le “domaine théorique” – parce qu’elle ne peut même pas reconnaître l’existence d’une pratique restante. Elle ressemble à une entreprise uniquement scientifique de l’Empire actuel parce que l’unité a priori de domaines d’appréhension divergents qui permet de les gérer (loin de l’indifférenciation embryonnaire naturelle qui a conduit au chaos) a lieu dans la pensée ; car la métaphysique n’est que la théorie la plus résolue, c’est-à-dire celle qui va le plus loin »1. Les universitas metapolitica sont ouvertes à toutes les personnes qui cherchent à renoncer à la politique catastrophique et le monde du capital. Cette hypothèse de Unger était pour lui le moyen d’éviter le piège tendu à la communauté juive par l’État-nation, car cela revenait à prendre le même chemin de la catastrophe en cours. Politik und Metaphysik rappelle la capacité de « l’humanité » à être capable de modifier en profondeur la structure de ses besoins en recourant à d’autres façons de vivres, on retrouve cette vision également dans la Torah.
La forme de l’universitas metapolitica est un espace d’agencement éthique, dans lequel se tiennent ensemble la recherche et l’expérimentation d’un art de vivre. Cela implique la mise en rencontre des différents mondes techniques dont les déserteurs sont animés et le partage d’une sensibilité commune, indispensable pour vivre un tant soit peu une présence au monde. Dans une période d’autoritarisme à peine voilé, constituer des universitas metapolitica implique de manier les formes du visible et de l’invisible. Composer ces noyaux de désertion en parallèle ou plutôt capable de métamorphose, penser un nouveau type de clandestinité, afin d’accroître la puissance d’autres arts de vivre non régis par la catastrophe. Sans cela, nous nous condamnons à rester prisonniers du nihilisme et de reproduire les mêmes erreurs passées. Reprendre les échecs des mouvements révolutionnaires du point de vue de leur dimension éthique, chérir leurs échecs comme des éléments dynamiques de l’élaboration de nos propres tentatives. Cela donne lieu à un autre rapport au combat, défini par cette conscience historique toujours à construire. En somme, il faut suspendre la répétition qui maintient toute sécurité, toute santé morale existante, briser les réflexes basés sur tous ces vieux schémas familiaux mal digérés.
Le cercle de Goldberg a bien situé la tonalité de l’État dans la stabilisation de la nature, dans l’établissement d’un équilibre permanent qui permette son autoconservation, comme persistance unique de sa forme de vie. Le capital se réapproprie ce paradigme de stabilisation des conditions de son existence pour mettre en marche son anthropomorphose. Rien d’étonnant à ce que le capital et les « États produits d’une Nature parallèle (et idéale) prennent l’aspect extérieur d’un monde parallèle » (Robert Klein, La forme de l’intelligible). Ces entités d’homogénéisation et de destruction produisent un monde unique clos sur lui-même, afin d’être le seul horizon possible. Alors, intensifier les noyaux de désertion comme le préconise Unger, c’est s’en prendre à cette stabilité tenue par le monde de l’économie. Frapper aux endroits optimaux et proliférer partout où il y a de mauvaises herbes, c’est ici que se trouve un processus de guérison. La civilisation impose la pathologisation du monde : où il y a de la guérison, se trouve un véritable désir de guérir. Un tel processus de guérison ne peut être que singulier, il ne peut être l’œuvre de quelqu’un d’autre, il requiert de participer activement. De retrouver son arbre de vie. La Genèse nous rappelle où se trouve l’Arbre de vie : au centre du Paradis. Depuis la chute d’Adam, le monde n’est plus régi par cet Arbre, mais par celui de la connaissance qui serait l’entrée dans le monde de la grande séparation (saint/profane, pur/impur, etc.). Retrouver l’Arbre de vie, ou plutôt son arbre de vie, c’est retrouver le lien entre soi et le monde. Saisir que son centre n’est pas aussi loin qu’il y paraît, qu’il est étonnamment proche de nous, sous nos yeux depuis tant d’années, au centre de notre propre existence. Un centre est un point sur un autre plan, d’où le fait que c’est une ouverture vers un dehors, comme une porte entre sa propre intériorité de l’âme et celle du monde. Traverser cette porte ne demande pas de passer de l’état de vivant à mort pour atteindre le paradis perdu, mais de prendre soin de ce qui nous anime. Ce qui nous aide à être au monde sûrement le seul véritable paradis.
Ezra Riquelme
1 Politik und Metaphisik, p. 56-57 : « Die Idee der metapolitischen universitas kann also nicht wie etwa das Prinzip der Universität ein « Gebiet », die « Wissenschaft », für sich okkupieren und die « anderen » anderen Mächten überlassen, sondern sie muB, wohl oder übel, prätendieren, das Indifférenz-Gebilde aller denkbaren « Gebiete » zu sein und nicht nur das « theoretische » – weil sie das Dasein einer übrigen Praxis garnicht anerkennen kann. Sie sieht einem nur-wissenschaftlichen Unternehmen der gegenwärtigen Empire eizeing deshalb ähnlich, weil diejenige apriorische Einheitlichkeit divergenter Efrahrungsbereiche, die deren Bewâltiung ermöglitcht, (entfefen der natürlichembryonalen Indifferenziertheit, die zum Chaos geführt hat) im Denken stattfindet; denn Metaphysik ist nur die entschlossenste d. i. am weitesten gehende Theoretik. »