« Tu dis : comment un homme devient-il Avot Yeshurun ? La réponse est – des cassures. J’ai cassé ma mère et mon père, je leur ai cassé leur maison, je leur ai cassé leurs nuits de repos. Je leur ai cassé leurs fêtes, leurs shabbats, je leur ai cassé leur valeur à leurs propres yeux. Je leur ai cassé leur éloquence. Je leur ai cassé leur langue. J’ai exécré le yiddish, et leur langue sacrée, je l’ai prise pour mon quotidien. Je leur ai fait exécrer leur vie. J’ai quitté l’association. Et quand l’heure sans issue est descendue sur eux, je les ai abandonnés dedans le sans-issue. Alors je suis ici. Dans le pays. J’ai commencé à entendre une voix qui sortait de moi, étant seul dans la baraque, sur mon lit de fer, une voix qui m’appelait par mon nom-de-la-maison, et la voix – une voix de moi à moi. Ma voix sort du cerveau et s’étend dans tout le corps, et la chair tremble encore longtemps après, alors j’ai commencé à chercher un moyen de fuir et de changer le nom et le nom de famille, avec le temps j’ai réussi à hébraïser les noms. Cela avait la valeur de la défense. En présence de la voix, je me suis éveillé. J’ai craint de m’endormir encore1. »
Ces lignes du poète Avot Yeshurun (1904-1992) éclairent les aspects principaux de la négation de l’exil dans la conscience sioniste. Yeshurun fut l’un des poètes hébraïques marquants du XXe siècle et il eut un rôle important dans la constitution de la culture hébraïque israélienne, même si on le classe habituellement dans l’opposition – culturelle et poétique. Il a écrit ce texte en 1970, quarante-cinq ans après avoir émigré de Pologne. Il y fait le point sur lui-même tout en marquant son adhésion à la culture hébraïque israélienne dans laquelle l’individuel et le collectif se confondent. Le poète, qui s’appelait à l’origine Yehiel Perlmutter, nous amène par ces mots douloureux à comprendre les contradictions internes sur lesquelles repose la conscience sioniste, et montre certains des éléments refoulés sur lesquels la culture sioniste s’est élaborée. Il ne se place pas en dehors de cette culture, il se penche sur elle, qu’il a contribué à fonder, poussé par le sens des responsabilités à chercher des voies nouvelles prenant en compte le refoulé. Cette combinaison de critique et d’adhésion a fait d’Avot Yeshurun une source d’inspiration pour tout un mouvement de création qui fait appel au refoulé pour jeter les bases d’une collectivité d’un autre type.
Dans ce passage, il relève un certain nombre de points essentiels refoulés par la négation de l’exil et qui par bien des aspects relèvent d’une rupture. Il écrit à partir du traumatisme de l’extermination et du sentiment de culpabilité né de l’abandon de sa communauté et de sa famille en Europe, culpabilité qui est elle aussi souvent refoulée par la culture sioniste. La négation de l’exil comme négation de ce qui fait l’existence même des juifs en dehors d’Israël est rendue ici par « je les ai laissés dans leur voie sans issue » : adhérer au nationalisme signifie abandonner la communauté.
Les ruptures qu’il énumère correspondent à un certain nombre de strates auxquelles s’applique la négation de l’exil au-delà de la négation de l’existence en exil : rupture avec l’univers de la tradition religieuse – les shabbats et les fêtes, les commandements, la maison ; rupture avec le vaste univers culturel dans lequel s’est développée cette tradition européenne, le monde yiddish. Il va même jusqu’à employer « la langue sacrée dans la vie de tous les jours », exprimant par là un aspect sur lequel nous reviendrons : la sacralisation de la réalité qui accompagne la sécularisation de la langue sacrée.
Ce avec quoi il a rompu, Yeshurun aspire à y revenir, et il veut le rendre présent à nouveau dans l’hébreu. « Ici, dans le pays », il entend les voix, ici, en Israël, il s’abrite derrière son nouveau nom, mais là où il est, il cherche à rendre Perlmutter présent. C’est ici qu’il entend des voix « de chez nous », jusqu’à ce qu’il réussisse à « hébraïser » les noms. Il montre jusqu’où peut aller la culture hébraïque israélienne dans l’éradication du passé. Il parle d’une façon tout aussi directe du refoulement de la Palestine, comme il ressort du début de son livre : « Là-bas la bourgade s’enfonce jour après jour, ici, le village arabe s’enfonce jour après jour. D’où vient que les oreilles des juifs n’entendent pas ? N’es-tu jamais venu faire connaissance avec les Arabes ? Notre Shoah, nous l’avons pleurée, pas la leur ? » À travers son autocritique douloureuse, il manifeste clairement la conscience de l’exil à partir de la situation dont parle Benjamin, « la situation d’urgence dans laquelle nous nous trouvons, la voie sans issue »
Les deux niveaux qu’expose Yeshurun mettent en évidence les deux éléments principaux de la négation de l’exil. D’abord la négation de la place de la tradition dans la définition de l’existence de la communauté. Ensuite, la négation de la distinction entre sacré et profane, et de ses implications politiques. En outre, nier l’exil signifie nier l’historicité des juifs eux-mêmes, la négation des divers langages culturels dans lesquels ils ont exprimé leur exil. La notion d’exil renvoie à la dimension culturelle autonome, la définition de l’existence dans le présent, la conception de la croyance et le rapport à la société environnante. D’autre part et de façon complémentaire, elle rappelle que le judaïsme s’est toujours défini dans la langue du pays au sein duquel il existait.
Une histoire nationale de l’exil
La volonté d’écrire l’exil des juifs comme une narration linéaire et autonome fait sentir la tension et les contradictions qu’implique la définition nationale de la conscience juive. Le point de contact, le trait d’union avec le contexte du lieu de leur exil, et en particulier sa langue, est inséparable de la conscience juive. Le judaïsme est toujours une double identité, un exil qui se définit toujours à partir d’un contexte particulier et dans la langue de ce contexte. Pour utiliser un concept moderne, on peut dire que les juifs ont toujours été au minimum binationaux. L’unité juive est une unité de lois et de croyance, une unité de textes et non une unité de culture au sens national du terme. Les juifs font la cuisine des régions où ils vivent, mais de façon cachère, ce qui marque leur particularité. La réalité juive est aussi bilingue, elle utilise la langue sacrée et la langue de l’environnement, très souvent avec une prononciation juive particulière. Chacune de ces langues correspond à une strate de la réalité et leur coexistence est ce qui crée la conscience juive générale dans chacun des pays où ils vivent. C’est vrai pour l’époque prémoderne comme pour l’époque moderne, mais de façon différente. Les juifs partageaient, comme une chose allant de soi, un grand nombre d’aspects de la culture environnante – pas seulement ce qui relevait de la vie quotidienne, mais également des idées fondamentales sur la création ou la nature. Ils avaient des croyances comparables à celles du monde environnant et ils avaient souvent recours aux mêmes genres littéraires pour exprimer leur exil et leur extranéité. Les différentes conceptions théologiques de l’exil étaient communes aux juifs des différents pays, car elles venaient en grande partie de la tradition talmudique qui formait partout la base de l’existence juive, mais le vécu de l’exil variait selon les lieux et les époques.
La négation de l’exil n’est pas la négation des diverses formes de l’existence juive au cours de l’histoire mais la négation de leur historicité. Elle vient de la volonté de définir la collectivité des juifs comme une collectivité nationale au sens moderne du terme, de présenter l’histoire juive comme une histoire nationale, d’écrire l’histoire nationale des juifs. Les juifs n’ont évidemment pas d’histoire commune – même s’ils avaient beaucoup de choses en commun : on peut dire qu’ils formaient une « communauté imaginée ». Mais cette dernière s’était constituée autour d’une loi (et même sur ce point, elle était divisée sur des aspects non négligeables2 et non sur la base d’une histoire commune mais au contraire sur la base d’un refus de l’histoire.
Le recours au récit national est particulièrement problématique quand il s’agit de présenter une histoire qui, par nature, n’a pas d’unité de lieu ni de temps. Tout spécialement quand ce récit rejette la conception du temps qui est au cœur de la conscience juive – le temps de l’exil. Ce n’est sans doute pas un hasard si les premiers à avoir écrit l’histoire juive comme une histoire autonome ont été des chrétiens. Le premier d’entre eux fut Jacques Basnage de Beauval, un émigré huguenot du XVIIIe siècle qui vivait à Rotterdam et écrivait dans une intention ouvertement polémique et anticatholique, à partir d’une vision de l’histoire des juifs après Jésus dans la perspective de leur conversion au christianisme3. Les historiens juifs du XIXe siècle ont repris les travaux de Basnage en mettant de côté l’idée de conversion ; ils ont corrigé de nombreuses erreurs de son livre, la plupart (mais pas tous) se sont débarrassés de son approche antirabbinique, mais sur le fond ils ont suivi la même orientation que lui : l’adaptation de l’histoire juive au récit européen. Ils l’ont écrite dans les langues européennes, selon les modèles européens et en reprenant la conception européenne de l’histoire, l’histoire du progrès. Ils ont cherché à présenter l’histoire des juifs soit comme une histoire intellectuelle, soit comme l’histoire d’une nation-culture faisant partie de l’univers européen4.
Comme chez Basnage, l’histoire juive fut alors présentée à la fois comme l’histoire des souffrances – ce que le grand historien juif Salo Baron appellera plus tard « l’approche pleurnicharde de l’histoire juive » – et comme l’histoire d’une culture développée de façon autonome dans le cadre des valeurs européennes. Ceci à partir d’une conception selon laquelle le présent dans lequel écrivaient ces historiens était le non-exil, l’ère des Lumières et de l’émancipation. Cette histoire était destinée à fournir un cadre à l’insertion des juifs tout en préservant leur autonomie, à faire le pont entre les deux mondes, entre la langue européenne dans laquelle elle était écrite et ses sources hébraïques et juives.
L’historiographie sioniste, croyant réduire cette tension en présentant l’histoire juive comme nationale, l’a au contraire accentuée. Comme Basnage, les historiens sionistes se proposaient de « résoudre le problème » de l’histoire juive dans une démarche qui se réclamait de l’objectivité historique. Bien que leur solution n’impliquât pas la conversion au christianisme, elle signifiait la création d’un contexte judéo-chrétien nouveau : l’histoire juive devait trouver son accomplissement hors de l’Europe pour pouvoir intégrer l’univers européen et devenir l’une de ses composantes (non pas géographique mais intellectuelle et historique). La seule histoire juive écrite jusque-là, la Bible, l’avait été dans la langue sacrée. Le caractère national (laïque) avait besoin d’une autre clé : la langue du romantisme européen, pour déchiffrer les aspects cachés de l’histoire juive et mettre en lumière son caractère national.
L’historiographie sioniste, que l’on appellera plus tard « École de Jérusalem5 », s’est développée à partir des années 1920 et surtout dans les années 1930. Par de nombreux aspects, ces historiens ont emprunté la même voie que leurs prédécesseurs. Ils étaient européens comme eux, originaires d’Allemagne ou d’Europe orientale, et la plupart avaient fait leurs études dans des universités allemandes6. Comme dans d’autres contextes nationalistes, la génération des fondateurs s’est érigée en dépositaire de la culture : en vertu de leur autorité scientifique, ils ont décidé de la signification qu’il fallait donner au passé et quelles conclusions il fallait en tirer pour le présent. Ces historiens se sont comportés autant en essayistes qu’en chercheurs en reliant la question de l’histoire juive à la culture sioniste. Au-delà de leurs travaux académiques, ils ont pris une part active à la politique sioniste. L’exemple le plus frappant est celui de Ben Zion Dinur, l’un des artisans les plus remarquables de l’école de Jérusalem, qui fut ministre de l’Éducation dans les années 1950 et, à ce titre, fixa les programmes scolaires de l’État d’Israël qui venait d’être créé.
La difficulté d’écrire l’histoire juive comme une histoire nationale apparaît de façon particulièrement claire à propos des juifs du Moyen Âge. De nombreuses critiques se sont élevées contre la position des historiens sionistes qui, cherchant à établir une continuité entre le passé lointain et le présent, ont délibérément écarté toute la période médiévale comme hors sujet. Mais ces historiens critiques n’ont pas été jusqu’à contester la vision fondamentale inscrite dans le concept de négation de l’exil. Ils l’ont au contraire intégrée et consolidée. À la différence des premiers qui écartaient entièrement le passé exilique, ils ont soutenu que le Moyen Âge, autrement dit la période de l’exil, exprimait lui aussi le nationalisme du judaïsme car il existait une unité et une continuité organique entre toutes les formes du passé juif. Cette position apparaît clairement dans le manifeste sur lequel s’ouvre le premier numéro de la revue Zion, principale revue d’histoire juive depuis sa première parution en 1936. « L’histoire juive est l’histoire de la nation israélite, une histoire qui n’a jamais été interrompue et dont l’importance n’a faibli à aucune époque. L’histoire juive est unifiée par une homogénéité qui traverse toutes les époques et tous les lieux, de telle sorte que l’étude des uns contribue à la compréhension des autres7.Les auteurs du manifeste de Zion poursuivent : « En ce qui concerne la situation politique des juifs dans la diaspora aux différentes époques, il ne faut pas, à notre avis, organiser la réflexion et la recherche en fonction des conditions particulières rencontrées dans chaque pays, mais il faut au contraire aspirer à une réflexion et un examen des faits en fonction des conditions communes à la “diaspora d’Israël” à toutes les époques8 ».
Autrement dit, ces historiens ont annoncé de façon explicite que leur but était d’extraire les histoires des juifs des différents contextes dans lesquels elles s’étaient déroulées pour les rassembler dans un contexte mythique a-historique présenté comme national. Pour écrire l’histoire des juifs comme une histoire nationale, comme l’histoire des vainqueurs, il fallait les isoler du contexte dans lequel ils avaient vécu – autrement dit de la langue, du système culturel, des représentations à travers lesquels s’était déroulée leur vie, toutes choses réduites à une écorce sans importance. Ce qui a été défini comme l’historicisation des juifs fut en fait leur déshistoricisation, un processus d’éradication du contexte, directement issu de la conception antisémite du juif dépourvu de contexte.
Ainsi, le retour à l’histoire conduit à faire de l’histoire juive une partie du récit de l’Occident. L’adoption du modèle de l’histoire des vainqueurs pour écrire l’histoire juive a pour corollaire la négation de la conception juive de l’histoire.
Le recours au modèle de l’historiographie nationaliste pour présenter l’histoire juive conduit à cliver l’histoire en deux champs sans lien entre eux. D’un côté, l’histoire des souffrances (qui présente une continuité d’un certain type), qui est passée au premier plan quand le génocide est devenu le fondement principal du nationalisme israélo-sioniste. De l’autre, l’histoire de « l’esprit juif » qui préserve la dimension de souveraineté et de continuité. Ces deux aspects sont différents par les métaphores utilisées pour les décrire, que ce soit dans la littérature historiographique ou ailleurs : pour évoquer les exactions et les malheurs, aspects sans aucun doute centraux de l’histoire des juifs (et les seuls qui soient enseignés à l’école), on a recours à des métaphores féminines : « la fille d’Israël violée », ou « la vierge d’Israël violentée ». Cette dimension féminine, considérée négativement, est utilisée pour démontrer la nécessité d’un État souverain fort et viril. On fait ainsi sentir que la négation de l’exil est la négation de la féminité, symbole de faiblesse à laquelle le sionisme vient porter remède. Les historiens sionistes se sont peu intéressés à ces aspects de l’existence juive : quelques-uns ont consacré des essais à l’« antisémitisme moderne », mais d’une façon générale, adoptant une conception répandue par l’antisémitisme chrétien, ces historiens se sont peu occupés de la haine des juifs, la considérant comme un fait naturel, la base obligatoire et fondamentale de l’existence juive, un phénomène qui n’a pas de contexte et ne peut donner lieu à une analyse historique.
En revanche, pour faire de l’histoire juive une histoire nationale, une histoire qui corresponde aux concepts du nationalisme moderne, ils ont adopté une langue virile. Ils ont écrit l’histoire de l’antique Israël, l’histoire de l’esprit juif – esprit viril par nature, qui s’est conservé intact en dépit des exactions, en dépit de la composante féminine et qui, de ce fait, a établi une souveraineté durable qui atteint aujourd’hui sa forme achevée.
Les historiens qui ont traité de ces époques, Yitzhak Baer, Ben Zion Dinur, Gershom Scholem et d’autres, avaient conscience de la difficulté que soulevait cette orientation. Ainsi, bien qu’il ait signé le manifeste publié dans Zion, Yitzhak Baer n’a pas hésité à publier peu de temps après une série d’articles sur les interactions mutuelles entre les phénomènes juifs médiévaux et leurs équivalents dans le monde chrétien. Il a soutenu qu’il existait un lien entre le Sefer Hassidim, livre de morale religieuse du XIIe siècle, et la pensée franciscaine qui lui était contemporaine et il a étudié les similitudes entre le livre Reaaya Mehemana (Le Pasteur fidèle, livre de Cabale incorporé au Zohar) publié en Espagne au XIIIe siècle, et les idées radicales des joachimites, mouvement millénariste franciscain du XIIIe siècle inspiré par Joachim de Flora en Calabre. Il reviendra plus tard sur ses positions pour défendre la nature organique de l’histoire juive en recherchant dans la littérature juive antérieure les sources anciennes des phénomènes organiques médiévaux. Il rejoint de cette façon l’entreprise monumentale de Gershom Scholem qui, après avoir entièrement renouvelé les études cabalistiques négligées jusque-là, en a tiré une nouvelle conception de l’histoire juive qu’il expose dans ses travaux sur l’évolution de la mystique juive depuis l’Antiquité jusqu’aux Temps modernes9. L’historiographie est l’un des domaines où peut au mieux s’étudier la problématique du paradigme national. Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse accorder de signification à la notion d’histoire juive. Mais c’est justement la tentative de la définir comme une histoire nationale qui en annule le sens. Il devient impossible d’écrire une histoire juive qui soit une contre-histoire, de lire l’histoire de l’Occident chrétien du point de vue des juifs.
L’écriture d’une contre-histoire n’imposerait pas nécessairement de couper les juifs de l’histoire : le cadre qui considère que les juifs se trouvent par définition en dehors de l’histoire de l’Occident chrétien laisse une place pour leurs différentes histoires. L’étude comparative des différents phénomènes juifs permettrait de relier l’Europe et le monde musulman dont l’histoire est habituellement étudiée séparément.
Histoire des juifs et histoire de l’Orient
La négation de l’histoire s’est appliquée à l’histoire de tous les juifs, en Europe comme en terre d’Islam, mais les implications pour les juifs des pays musulmans furent beaucoup plus graves parce que le discours sioniste, en se définissant comme européen, a pris une dimension nettement orientaliste.
Le concept de peuple juif s’appliquait explicitement aux juifs d’Europe. Les juifs d’Orient n’étaient pas inclus dans la conception sioniste de l’histoire des juifs. Leur histoire était considérée comme faisant partie de l’histoire de l’ensemble de l’Orient arabe entré en dégénérescence et en stagnation, contrairement à l’Occident. Les juifs d’Orient ont fait l’objet de recherches ethnographiques où ils ont été étudiés comme des types mais non comme des partenaires du mouvement national, ni comme une partie du peuple auquel s’adresse le sionisme.
Si les juifs orientaux n’ont pas été inclus dans la définition sioniste du peuple juif, c’est que l’idéologie sioniste est née en Europe et que son objectif était la désorientalisation des juifs européens. Le rapport aux juifs d’Orient – quand il avait l’occasion de s’exprimer – était assez comparable au rapport aux Palestiniens : ils étaient proposés comme modèle, comme des Hébreux qui avaient conservé les caractères du judaïsme antique, mais pas comme des partenaires de l’entreprise sioniste. Cette attitude valait aussi pour les juifs orientaux de Palestine qui faisaient l’objet d’études publiées dans les revues sionistes. Ils étaient considérés comme les derniers représentants d’une communauté qui avait sombré dans la décadence et l’illettrisme.
La dimension orientaliste du sionisme a trouvé son expression la plus claire dans la façon de considérer les juifs yéménites, décrits (contrairement à d’autres groupes de juifs orientaux) comme des « juifs authentiques », ceux qui représentaient le judaïsme antique, mais ne comprenaient pas eux-mêmes leur tradition et qui avaient été aspirés par la culture arabe. Au début du xxe siècle, les juifs yéménites furent amenés en Palestine avec le projet de leur faire prendre la place des ouvriers arabes dans le cadre de ce qu’on appelait le « travail juif ». C’est ainsi que fut fixée pour la première fois la place assignée aux Orientaux – à la frontière, arabes mais juifs, juifs mais arabes. Ils ne furent pas intégrés au cadre de peuplement de la « seconde immigration » mais laissés à sa marge. Ils pouvaient travailler comme des Arabes tout en étant juifs. Quand on n’avait plus besoin d’eux quelque part, les colons ashkénazes n’hésitaient pas à les chasser. Un bon exemple de ces pratiques est l’affaire de Kinneret. Kinneret, l’une des premières implantations collectives juives, qui deviendra le symbole de la colonisation sioniste, s’était installée à côté d’un groupe de juifs yéménites. Quand ces colons ont eu besoin de nouvelles terres pour s’agrandir, ils n’ont pas hésité à chasser leurs voisins yéménites, qui ont d’ailleurs été complètement effacés de la mémoire de la saga de Kinneret10.
Le rapport ambivalent envers les Orientaux en général, et les Yéménites en particulier, peut être mis en parallèle avec le rapport ambivalent du christianisme envers les juifs, considérés comme les dépositaires de la révélation divine (hebraïca veritas), mais incapables de la comprendre puisqu’ils ont rejeté l’Évangile. C’est dans ce domaine que se manifeste le plus clairement l’intégration par le sionisme du théologique et de l’orientalisme.
Le sionisme ne s’est intéressé à l’émigration des juifs du monde arabe qu’à la suite du génocide nazi, et surtout après la création de l’État d’Israël. Ils furent alors considérés comme un « substitut humain » destiné à assurer une majorité juive en Israël, après l’extermination des juifs d’Europe. Ils furent amenés en Israël soit par une conscience sioniste précoce, soit par nécessité, après la détérioration de leur condition dans les pays arabes après 1948 et l’expulsion des Palestiniens, et parfois aussi à la suite de manipulations de l’establishment sioniste qui n’eut guère de scrupules sur les moyens employés pour provoquer leur émigration. Mais même ceux qui venaient poussés par leurs convictions sionistes avaient en tête une vision différente de ce qui les attendait. Ils ne prévoyaient pas que le sionisme signifierait pour eux un reniement culturel. Non seulement leur sionisme n’avait rien d’orientaliste, mais il allait même à l’encontre de l’entreprise de francisation des juifs qui était l’un des buts du réseau d’écoles de l’Alliance juive universelle. À leur grand dam, le sionisme qu’ils ont découvert en Israël était la continuation de cette politique d’européanisation. Ils arrivaient dans un milieu fondé sur la négation explicite de leur culture et de leurs traditions. Leur insertion dans la société s’est accompagnée d’une oppression culturelle permanente qui les a conduits à l’isolement social. La rançon de leur intégration a été une désarabisation qui venait parachever celle du pays à laquelle on avait procédé pendant la guerre de 1948. Comme disait Ben Gourion : « Nous ne voulons pas que les Israéliens soient arabes. C’est notre devoir de nous battre contre la mentalité levantine qui détruit les individus et les sociétés. »
Le débat sur les Orientaux reproduit les arguments de la discussion entre Dohm et Michaelis exposée plus haut. C’est particulièrement clair dans le débat sur l’éducation dans les années 1950 et 1960. Au cœur de ce débat, la question était de savoir si les orientaux étaient retardés par nature, auquel cas il était vain d’essayer de les éduquer et de les faire changer, ou bien s’ils souffraient de ce que le pédagogue Carl Frankenstein appelait un « retard secondaire11 conséquence de la culture arabe dans laquelle ils baignaient. Dans ce dernier cas, si on éloignait les enfants de leur foyer et de leur famille, il serait possible de les « sauver » et d’en faire des « citoyens utiles ». La culture héritée de leurs familles était considérée comme dangereuse, contraire à ce qui était jugé universel, moderne, progressiste et démocratique. Le discours sioniste, qui reproduisait les schémas du débat sur la citoyenneté des juifs en Europe, a alors conduit à la création d’un système éducatif complet qui a fonctionné – et fonctionne encore – au service de ce qu’on peut appeler la désorientalisation des Orientaux.
C’est ainsi que les Orientaux ont été repoussés aux marges, soumis à des pratiques colonialistes de rapprochement et d’éloignement. En fait, ils se sont retrouvés exactement à la même place que dans les régimes coloniaux d’où ils venaient, mais cette fois « chez eux ». Ils étaient des exilés. Certains avaient été contraints de partir à la suite des tensions apparues entre le pays où ils vivaient et le sionisme, et même parfois à cause d’une intervention sioniste brutale qui avait fragilisé leur situation, comme en Irak. D’autres étaient venus dans l’espoir qu’Israël devienne leur patrie, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent en exil dans un pays qui exigeait d’eux de renier leur culture, rejetait tout ce en quoi ils croyaient et leur demandait d’adhérer à un nationalisme juif occidental et antiarabe.
Cette situation s’est également traduite dans leur répartition territoriale : ils furent envoyés dans des localités frontalières, entre Israël et le monde arabe, entre Israël et les réfugiés palestiniens, avec pour but d’établir une zone anti-arabe. Ce choix a fait que beaucoup d’Orientaux ont été victimes des attaques des mistanenim (les infiltrés), les réfugiés palestiniens qui s’infiltraient dans l’espoir de retourner chez eux.
Négation de l’exil et mémoire de la Shoah
La négation de l’exil a acquis une dimension supplémentaire avec la place que la mémoire de la Shoah a prise dans la conscience israélienne, au point de devenir un élément essentiel du nationalisme après la création de l’État d’Israël. À partir des années 1960, la Shoah se trouve intégrée au récit théologique pour devenir le symbole absolu de l’exil. D’un côté, il y a l’image de ces juifs exiliques qui sont allés « comme des moutons à l’abattoir », alors que la force est ce qui caractérise le mieux les Israéliens d’aujourd’hui. S’agissant de la Shoah, l’accent est mis sur les actes de révolte des juifs, généralement attribués aux sionistes et passés sous silence quand ils sont le fait d’autres personnes, individus isolés, communistes ou membres du Bund. Lorsqu’on insiste sur l’extermination et la souffrance, c’est pour démontrer la nécessité d’un État juif. C’est la leçon tirée de la Shoah qui, selon cette approche historique, est venue clore un cycle d’exterminations et de souffrances.
Depuis quelques années, ce phénomène se renforce au point de faire de la Shoah la base essentielle de l’unité du pays. Faire de la catastrophe la toile de fond du présent crée un sentiment d’urgence permanente. Des milliers de jeunes sont envoyés en délégation à Auschwitz pour participer à des cérémonies qui scelleront leur lien absolu avec Israël. Le voyage initiatique des officiers israéliens les mène de Massada à Auschwitz. C’est l’une des façons de les imprégner de ce que l’on nomme Tzidkat ha-Derekh (la justice de la voie), autrement dit la justification des moyens, expression révélatrice des doutes quant à cette « justice » – qui trouve sa source dans la fumée des fours crématoires. Ce n’est évidemment pas le seul voyage de l’Israélien : s’y ajoute depuis quelques années le traditionnel voyage après l’armée, en Inde ou en Amérique du Sud, une destination exotique, vers un monde qui ne soit pas occidental mais pas non plus arabe. Une habitude qui contribue elle aussi à renforcer le caractère occidental d’Israël.
Le traumatisme de la Shoah est essentiel dans la conscience juive de l’après-Auschwitz, qui y voit l’expression ultime de la destruction. Se focaliser sur la Shoah ne conduit pas seulement à voir en Israël un refuge, mais sert aussi à justifier l’occupation et, en soulignant le caractère unique de cette catastrophe, à faire accepter l’injustice. On oublie que le sort injuste fait aux habitants de la Palestine par le sionisme a commencé bien avant Auschwitz.
L’utilisation de la mémoire de la Shoah est particulièrement cynique quand on se rappelle à quel point le mouvement sioniste s’est désintéressé des juifs d’Europe pendant cette période, parce qu’il faisait passer ses intérêts avant toute autre considération. Cet aspect a été établi pour la première fois, de façon indirecte, par Shabtaï B. Beit-Zvi et par d’autres recherches plus récentes. Bien que les historiens sionistes aient essayé d’imposer une vision différente, en cherchant à démontrer qu’il y avait bien eu des tentatives de venir en aide aux juifs d’Europe, l’avenir du mouvement sioniste est toujours passé avant le sauvetage. De plus, à l’époque qui a précédé la Shoah, les dirigeants sionistes ont œuvré pour empêcher des juifs de trouver un refuge ailleurs qu’en Palestine, par crainte que cela n’amoindrisse les forces du mouvement et ne porte atteinte à son exclusivité, bien que le sionisme ne représentât alors qu’une minorité de juifs. Plus tard, l’action des sionistes s’est portée vers l’Angleterre pour la convaincre de lever les restrictions à l’immigration en Palestine et autoriser l’entrée des juifs. Autrement dit, il s’agissait de profiter de la destruction des juifs d’Europe pour obtenir que l’on fasse abstraction des droits et des revendications arabes. Le mouvement sioniste n’a pas cherché à mettre des juifs à l’abri ailleurs qu’en Palestine, en demandant par exemple au gouvernement britannique d’en accueillir dans les pays du Commonwealth. C’est donc tout à fait après coup qu’Israël s’est approprié la mémoire de la Shoah – non seulement à cause des rescapés qui s’étaient établis dans le pays et contribuaient à son image, mais parce qu’il a constitué sa propre existence en conclusion ultime de la destruction.
L’exploitation de la réalité catastrophique de l’exil atteint son apogée dans le déroulement des journées de commémoration des mois du printemps : la Pâque, célébration de l’exil et de la rédemption, le Jour de la mémoire de la Shoah, le Jour de la mémoire des soldats morts pour Israël, et le Jour de l’Indépendance : série de manifestations signalant la transformation de la conception historique du juif qui, d’impuissant, passif et incapable d’action, est devenu un juif fort et régénéré, mais dont les souvenirs traumatisants s’insèrent quand même dans cette histoire des désastres. On finit par faire une place aux rescapés, mais en mettant l’accent sur l’extermination et non sur ses victimes – en négligeant qui elles étaient, d’où elles venaient et la richesse culturelle qui avait disparu avec elles. Ces victimes ont pu être considérées comme des « sionistes potentiels » au prix d’une ignorance flagrante de leur culture, de leurs idées et des liens culturels que les sionistes avaient avec eux. Une telle conscience exige de mettre constamment l’accent sur le caractère unique de la Shoah. Elle serait un événement qui ne peut et ne doit être compris que dans la longue tradition de l’antisémitisme, mais isolée de tout contexte et de tous les autres crimes commis à l’ère moderne. Il faut bien admettre que l’extermination méthodique et sophistiquée des juifs d’Europe comporte des aspects spécifiques extrêmes. Mais à trop insister sur l’unicité de la Shoah, on finit par adopter le système de valeurs qui a rendu cette extermination possible.
Ammon Raz-Krakotzkin
Chapitre de Exil et souveraineté, paru aux Éditions La Fabrique
1 Avot Yeshurun, « Pti’ha le-raaïon », in Ha-shever ha-souri-africani (Début d’interview, in La Faille syroafricaine), Tel Aviv, Mifalim Universitaïm, 1974. Édition française : La Faille syro-africaine, Arles, Actes Sud, 2006. La présente traduction est de Joëlle Marelli.
2 La Table dressée (Shoulhan Aroukh) rédigée par rabbi Yossef Caro au xvie siècle traduit ce type de conscience commune. Cette compilation devient rapidement la référence en matière d’observation des commandements. Elle consolide la base commune, mais marque en même temps une rupture. En effet, les commentaires de rabbi Moshe Isserlish (Rama) qui y furent incorporés pour préserver le rite ashkénaze instituent la fracture entre le rite ashkénaze et le rite oriental.
3 Jacques Basnage de Beauval, Histoire des juifs depuis Jésus Christ jusqu’à présent pour servir de supplément et de continuation à l’histoire de Joseph, La Haye, 1716. Basnage pensait que la conversion des juifs était proche mais il était contre toute conversion forcée. Il considérait que les juifs formaient un groupe autonome, position qui annonçait l’idée de leur retour dans le monde culturel nouveau. Sur le lien entre Basnage et l’historiographie sioniste, voir la thèse de doctorat d’Amnon Raz-Krakotzkin, Yetzuga Ha’leumi shhel Ha’Galut (La Représentation nationale de l’exil : l’historiographie sioniste et les juifs du Moyen Âge), doctorat d’histoire, université de Tel-Aviv, 1996 ; Haïm Yossef Yerushalmi, Zakhor, op. cit
4 Sur la problématique de l’écriture d’une histoire juive, voir Yerushalmi, Zakhor, op. cit.
5 « École de Jérusalem » est le nom que ses membres se sont donné euxmêmes pour s’opposer aux représentants européens de l’historiographie juive qu’ils considéraient comme de purs produits de l’assimilation insensibles à la dimension nationale organique du peuple juif. Voir Ben Zion Dinur, Israël baGola (Israël dans la diaspora), Tel Aviv, Devir, 1958 ; Baer, LeBerour ha-Matzav shel ha-Limoudim ha-Historim shelanou, op. cit. ; Gershom Scholem, « Hirhourim al Hokhmat Israel » (Remarques sur la pensée juive), in Devarim bego, B., op. cit. ; David N. Myers, Reinventing the Jewish Past. op. cit.
6 David M. Myers, ibid.
7 Ben Zion Dinburg (Dinur) et Yitzhak Baer, « Megamateinou » (Nos orientations), in Zion, 1, 1936.
8 Ibid.
9 Gershom Scholem, Les Grands courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1950.
10 Voir Ayelet Heller, Dekel Shfal Tzameret (Le Palmier à la couronne fanée), film documentaire, Amylhos, Israël, 1995.
11 Carl Frankenstein, Shikoum haIntelligentzia ha-Havoula (La Rééducation de l’intelligence altérée), Magnes, Jérusalem, 1971. Voir Reuven Feuerstein, Yaldei ha-Mellah (Les enfants du Mellah. Le retard culturel chez les enfants marocains et ses implications pédagogiques), Jérusalem, Sold/L’Agence Juive, 1973. Sur cette orientation dans le système éducatif israélien, voir Shlomo Swirski, Hinoukh beIsrael (L’Éducation en Israël, l’univers des chemins parallèles), Tel Aviv, Brerot, 1991.