L’alchimie de l’ingouvernabilité
Introduction à la publication française
Ce texte, rédigé entre avril et mai 2023, tente d’aligner quelques raisonnements stratégiques à partir d’expériences de lutte récentes. Il ne s’agit pas d’un bilan, ni d’un ensemble d’indications normatives, mais d’une tentative de penser les stratégies des mouvements et les limites qu’ils rencontrent.
Le texte manque d’une analyse historique approfondie et d’un positionnement plus clair des différents mouvements examinés. On pourrait considérer les conditions historiques comme des obstacles inéluctables qui conduisent à la défaite ou au déclin inexorable des mouvements, ou on pourrait soutenir que la défaite est déjà inscrite dans la composition sociologique de classe de ceux qui se mobilisent. Le problème est plutôt d’élaborer des stratégies en adéquation avec ce qui nous entoure, ce qui nécessite une lucidité d’analyse, une autocritique et la recherche d’une vérification continue des hypothèses dans la pratique, au contact des luttes.
Quelques mois plus tard, il est peut-être possible de réfléchir à certaines des limites de ce texte et d’essayer de tracer des pistes de recherche pour l’avenir.
Il y a un problème évident en ce qui concerne les moyens de composer avec les forces de la gauche et de s’intégrer dans ses stratégies. Qu’il s’agisse de la recherche d’une nouvelle légitimation historique des syndicats ou des nouvelles vagues d’activisme écologique, les limites de certaines interventions qui tentent d’agir comme une poussée radicale au sein d’un front qui ne fait pas exploser les représentations politiques, mais se positionne comme une avant-garde radicale au sein d’une contraposition entre droite et gauche, sont tout à fait évidentes.
D’autre part, les « gilets jaunes » avaient déjà clairement montré que le néolibéralisme démocratique n’existe pas, qu’il n’y a pas de grands espaces de médiation, et que la seule façon d’inverser la polarisation réactionnaire qui balaie tout l’Occident n’est pas un front de gauche fort, mais la désarticulation de toutes les représentations politiques classiques (la gauche in primis). Valoriser l’expérience des « gilets jaunes », c’est donc ne pas penser en termes d’alliances prévisibles, c’est aller à la recherche de « compositions » imprévues et imprévisibles. Les occasions ne manquent pas, de l’opposition populaire contre des ouvrages justifiés par la transition écologique, à tous ces mouvements qui se sont opposés à des formes de contrôle comme le passeport vaccinal, en passant par la révolte pour Nahel.
On pourrait à juste titre objecter que le refus de toute forme de composition avec les forces sociales qui composent la soi-disant « gauche » pourrait être idéologique ou, d’un point de vue tactique, conduire à un isolement impuissant.
La gauche serait désorientée par les changements historiques qui la perturbent, notamment par l’inefficacité de ses instruments dans l’arène démocratique, serait-ce alors la tâche du monde « autonome » de la détourner vers de nouvelles formes radicales, peut-être émeutière ?
Un problème évident est la manière dont la gauche est désormais parvenue à absorber les pratiques émeutières dans son répertoire : aujourd’hui en France certaines formes émeutières ne posent plus de problèmes aux syndicats et aux partis de gauche ; le cortège de tête n’est plus une attaque à la stratégie syndicale, mais un élément radical dans une stratégie plus large dans laquelle il est intégré. C’est ainsi qu’en pensant ouvrir des brèches, on risque d’être absorbés dans la stratégie de survie d’une gauche qui continue à collectionner des échecs et à polariser la société vers une crise réactionnaire et néo-fasciste.
Une autre question se pose : comment ne pas faire des pratiques de révolte une forme d’activisme, intégrée à des objectifs et des stratégies extérieurs, pour donner aux moyens de la révolte une portée autonome dans une perspective insurrectionnelle ?
Des réponses pourraient-elles être apportées par une enquête approfondie sur un événement tel que le soulèvement pour Nahel.
Août 2023
Composition
Dans un texte récent, Temps critiques1 réfléchit à la manière dont la composition intergénérationnelle qui manquait aux gilets jaunes est présente dans le nouveau mouvement en gestation contre la réforme des retraites. Le texte décrit une alliage2 de circonstance, le résultat de la fusion temporaire de différents fragments sociaux : une catégorie qui rappelle ce qu’Endnotes appelle la « composition » en ce qui concerne les mouvements récents3. Des jeunes de toutes sortes ont donné une nouvelle impulsion au mouvement, provoquant une forte augmentation des cortèges de tête et des pratiques émeutières (affrontements avec la police et destruction de vitrines ou de mobilier urbain) qui ont fait perdre le contrôle des places aux syndicats4. En même temps, ils ont redéfini le rôle des occupations d’écoles et d’universités, en les transformant en bases organisationnelles pour des actions dans la ville, leur donnant ainsi un sens différent des mouvements antérieurs dans lesquels l’occupation était une forme de réappropriation des institutions éducatives.
Les étudiants ont ainsi retravaillé une pratique classique de leur répertoire sous une nouvelle forme, capable de se composer avec le reste du mouvement contre la réforme des retraites. Il s’agit donc d’une alliage/composition qui s’opère en opposition à un « pouvoir » qui prend la forme de Macron, de l’État, mais aussi du pouvoir décentralisé de l’économie. La forme conflictuelle que prend la mobilisation en mars en France, décentralisée et visant à privilégier les actions directes et les blocages, est liée à la configuration compositionnelle des différentes subjectivités qui y sont impliquées, et en relation avec les démarches de Macron, notamment en réaction à son coup d’État qui a mis hors-jeu toutes ses oppositions institutionnelles (syndicats et partis), laissant comme seule possibilité une opposition directe et sans médiations. C’est donc ici que la jeunesse et toutes les composantes plus « radicales » du mouvement ont trouvé l’espace pour bousculer la mobilisation en accordant plus de centralité à un répertoire de pratiques fait de barrages, de piquets, de black blocs, de manifestations sauvages, etc.
Un texte, paru dans lundimatin5, identifie trois moments de mobilisation : le premier (lorsque la réforme était encore en débat) a tourné autour de la construction d’une mobilisation unitaire par le syndicat, le deuxième autour de la combinaison de la grève et des blocages dans certains secteurs clés de l’économie, et enfin, après l’approbation forcée de la réforme, il y a eu la prolifération d’émeutes nocturnes et de blocages de flux, à la fois autonomes et généralisés. C’est dans ce troisième moment que s’est jouée la possibilité pour la mobilisation de sortir d’un schéma réactif par rapport aux mouvements du gouvernement, de sortir des bas-fonds de la démocratie républicaine et des formes d’organisation médiatisées du syndicat ou des partis, d’expérimenter des configurations inédites.
Face à l’inefficacité historique et évidente de la grève syndicale (même « générale »), dans la grammaire du mouvement, la pratique du blocus prend une centralité et une efficacité accrues, allant des artères aux lieux stratégiques de la grève tels que les dépôts de bus, les raffineries et les centres de tri des déchets. Le blocus permet de décentraliser le conflit et de sortir d’une dynamique de confrontation directe et militaire avec les forces de l’ordre, surtout lorsque celles-ci surgissent inopinément dans différents endroits de la ville et la paralysent. Cette forme a ouvert un rythme différent pour un mouvement qui, au départ, était complètement contrôlé par l’assemblée intersyndicale. D’un autre côté, les syndicats n’ont pas été complètement marginalisés, car ils ont gardé le contrôle sur le calendrier de la protestation, l’autonomie des blocages et des manifestations sauvages étant largement réduite aux journées convoquées par les syndicats, à tel point qu’après le 1er-Mai, les syndicats ont mis fin au mouvement et n’ont plus convoqué de journées de grève.
Espace et lieu
Selon les textes parus dans lundimatin, l’organisation des blocages et des actions a été particulièrement poussée là où la mobilisation s’est donné des formes de coordination en relation directe avec les bases syndicales les plus actives. Les opérations « villes mortes » de Rennes, Nantes et Lyon montrent l’émergence d’une trajectoire autonome dans la mobilisation, capable de composer une subjectivité qui déborde les médiations syndicales et la cristallisation d’un antagonisme à l’État. Ou plutôt, le défi de cette hypothétique nouvelle subjectivité serait précisément de réinventer en permanence les capacités de coordination et d’intervention de la mobilisation, comme dans le cas des blocs, en évitant un durcissement tactique et stratégique qui conduirait à perdre tout avantage tactique, se rendant facilement prévisible par la police.
Pour relever ce défi, il est nécessaire que les luttes développent une base territoriale – que ce soit au niveau du quartier, de la ville ou même de la région – qui leur permette de perturber la circulation, empêchant ainsi la police de reprendre le contrôle de l’infrastructure et des flux qui la traversent. Pour que la coordination atteigne un certain niveau d’efficacité, la dimension territoriale est essentielle.
Dans le mouvement contre la réforme des retraites, par exemple, bien que la formation d’espaces conflictuels ait été limitée aux occupations et blocages d’étudiants, au-delà même de leur fonction purement opérationnelle, ces espaces peuvent devenir des lieux de rencontre capables de rassembler une série de subjectivités différentes, contribuant à la construction d’un « nous » éthique et pratique. À ce jour, l’exemple le plus avancé de cette combinaison simultanée de formes conflictuelles capables de perturber l’infrastructure circulatoire et de l’impulsion de création d’un « dehors » a été l’occupation des ronds-points au cours des trois premiers mois de la révolte des « gilets jaunes ».
La création de lieux fait partie de la grammaire de tous les mouvements récents, du mouvement des places à la révolte de George Floyd. Dans le sillage du mouvement américain Occupy, certains camarades ont invoqué la catégorie de « commune insurrectionnelle » pour tenter de théoriser comment ces lieux ouverts par la lutte expérimentent des formes de reproduction sociale en dehors des circuits du capital6. De même, en 2020, on a parlé de « zones autonomes », de Seattle à Atlanta, on a tenté de donner vie à des territoires libérés de la présence policière7. Non sans de nombreuses difficultés, car ces expériences montrent aussi clairement que le contrôle et la fonction de « maintien de l’ordre » ne sont pas l’exclusivité absolue de la police, le rôle de contre-insurgé étant souvent assumé par des composantes du mouvement.
Que l’on considère les nouveaux mouvements d’un point de vue marxiste ou d’un point de vue éthique et épistémologique, la création de lieux en sécession et en opposition au contrôle gouvernemental ou capitaliste du territoire constitue l’élément par lequel les différentes subjectivités construisent le terrain commun de leur existence et la possibilité de la durée. Le déclin d’une politique programmatique ou construite autour de représentations sociales ou d’identités en quête d’intégration ou de représentation dans l’espace politique classique laisse place à la construction de nouvelles territorialités non souveraines. La fin d’une politique revendicative ouvre la voie à une nouvelle géographie politique où l’enjeu devient la création de nouvelles formes de vie, de lieux qui avant d’être physiques sont éthiques, d’un tissu de relations mobiles et inobjectivables.
Il ne s’agit pas de dire que les lieux physiques sont devenus les principaux enjeux des mouvements contemporains, mais simplement que leur infrastructure matérielle et stratégique en dépend. Si l’on entend par « zone autonome » un espace qui ne dépend plus de la région qui l’entoure, il n’existe pas. Il ne s’agit pas non plus de mettre en œuvre un modèle administratif formel, comme si l’« autogestion » ou la pratique du don devaient automatiquement caractériser une orientation anticapitaliste. Il s’agit encore moins de souveraineté et d’indépendance, de remplacer la souveraineté de l’État par une autre souveraineté de type étatique, surtout si l’on considère les autres formes tout aussi terribles qui peuvent souvent être générées par de telles tentatives8. En vérité, l’« autonomie » en tant que question stratégique n’est pas une question d’auto-administration ou d’autosouveraineté, mais une tension ou un problème qui émerge dans l’espace dynamique d’un conflit en cours : une lutte reste « autonome » tant qu’elle conserve sa capacité à régénérer continuellement des formes offensives et antagonistes9. De ce point de vue, les espaces dans lesquels nous pouvons développer des formes alternatives d’organisation et de reproduction sociales sont évidemment utiles, mais leur émergence ne doit pas être comprise comme le point final ou le point culminant de la lutte.
Luttes territoriales
Le soulèvement de George Floyd en 2020 ou des « gilets jaunes » en 2018 et 2019 sont des moments de mobilisation massive, des soulèvements qui marquent des moments de rupture qui ne sont pas le résultat d’une « transcendance » des luttes sociales ou de la réalisation d’un quelconque agenda. Sur le plan subjectif, ils produisent des ruptures biographiques qui rendent souvent encore plus insupportable le retour à un quotidien dépourvu de ces moments intenses de lutte. Pour ceux qui sont animés par une tension éthique révolutionnaire, il devient difficile d’envisager d’attendre le prochain soulèvement imprévu, de s’y engouffrer. Cela soulève la question de l’organisation, de la manière de tirer des leçons des soulèvements et en même temps de traverser les moments de reflux10.
Hugh Farrel identifie dans les luttes territoriales une forme que le conflit peut prendre dans des phases de grand reflux et de réaction générale, partageant certaines caractéristiques similaires aux soulèvements contemporains11. En examinant la dernière décennie, il apparaît que, dans différentes parties du monde occidental, les luttes territoriales parviennent à agglutiner différentes subjectivités autour d’une instance de défense d’un territoire, ainsi que d’un nouvel élan pour l’habiter et le constituer à nouveau : de la lutte no TAV dans le Val de Suse, à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, comme la lutte NO DAPL dans le Dakota du Nord (USA), à des luttes plus récentes comme celle contre les mégabassines de Sainte-Soline ou Cop City dans la banlieue sud d’Atlanta.
Les luttes territoriales donnent lieu à un processus de composition sur la base d’un territoire, qui constitue ainsi le vecteur sur lequel s’articule la lutte. L’élément territorial est à la fois physique, c’est-à-dire doté de lieux spécifiques que l’on souhaite défendre, et affectif, c’est-à-dire dans un processus de redéfinition et de transformation continue généré par ceux qui l’habitent12. Le cas exemplaire récent est le mouvement Les Soulèvements de la Terre (SDLT), qui tente d’articuler une composition entre différentes subjectivités et qui, à certains égards, est similaire – puisqu’il est également intergénérationnel – à celui contre la réforme des retraites : dans la stratégie des SDLT, une composition entre les agriculteurs, les habitants « ruraux », les « zadistes » et la « génération climatique » est intentionnellement recherchée afin de soutenir les luttes territoriales éparpillées dans toute la France. Le cas dans lequel cette opération semble avoir atteint sa plus grande intensité en ce moment est la lutte contre les mégabassines, à Sainte-Soline. C’est un peu comme la lutte à Atlanta qui s’est rassemblée autour du slogan « Stop Cop City / Defend the Atlanta Forest ». Comme il ne s’agit pas d’un contexte « rural », mais d’une forêt dans une ville (qui est elle-même dans une forêt), la composition s’articule principalement autour des sous-cultures locales de la jeunesse, qui sont extrêmement fortes dans la ville (à tel point que la lutte est souvent ponctuée par un festival de musique), auxquelles s’ajoutent des éléments radicaux du reste du pays, oscillant entre l’anarchisme et l’écologisme radical. À cela s’ajoutent quelques réalités politiques locales comme les community builders13, les groupes anti-police (qui tentent de donner une continuité politique aux émeutes des années 2010 et 2020) et quelques communautés religieuses.
Ces luttes sont très éloignées de la grammaire des pratiques des mouvements climatiques, qui tendent à privilégier avant tout les marches pacifiques et les actions symboliques visant à cultiver la « conscience » de la crise climatique ; mais aussi d’un horizon stratégique qui se limite à formuler une série de demandes aux différentes institutions, renonçant à la possibilité de créer des formes-de-vie situationnelles, retombant dangereusement dans l’invocation d’une sorte de Léviathan climatique : une horreur souveraine dont le promoteur le plus notoire est ce pseudo-léniniste vert qu’est Andreas Malm.
Il faut cependant souligner que la stratégie de la composition dans les cas d’Atlanta ou des SLDT est explicitement et intentionnellement adoptée (dans le premier cas seulement par certaines des composantes), alors que dans les « non-mouvements », comme les « gilets jaunes » ou la protestation actuelle contre la réforme des retraites, il s’agit d’un processus qui se déroule indépendamment des intentions des composantes individuelles : la « composition » des Soulèvements de la Terre et de Defend the Atlanta Forest est mise en avant par certains groupes politiques préexistants qui tentent de promouvoir ce processus de composition, qui est parfois éthique et parfois prend l’apparence d’une alliance ou d’une convergence entre des groupes sociaux et politiques qui maintiennent leurs différences au cours de la lutte elle-même. Tout en mettant l’accent sur la composition de leurs actions avec celles d’autres groupes, avec l’objectif fondamental de faire grandir la lutte elle-même, plutôt que de l’affaiblir par l’affirmation d’éléments et de réflexes identitaires.
Les luttes territoriales, contrairement aux soulèvements, ne sont pas simplement des urgences éthiques de rejet, mais peuvent être placées sur un seuil qui se situe entre l’éthique et le politique, ce qui explique pourquoi elles peuvent facilement tomber dans des dynamiques politiques classiques de convergence, ainsi qu’expirer le terrain de la lutte à un niveau simplement public et médiatique14.
SLDT, DTAF et bien d’autres luttes territoriales (actuelles et passées) soulèvent des questions organisationnelles et stratégiques intéressantes dans la pratique pour quiconque s’interroge sur la manière d’empêcher une lutte de s’épuiser rapidement. En particulier, les « militants » impliqués se heurtent continuellement à des problèmes organisationnels majeurs pour ceux qui, d’une part, veulent éviter un avant-gardisme à la sauce léniniste, et d’autre part, ne se retrouvent pas dans un certain observatisme bordiguien, qui interprète les mouvements avec un regard extérieur. En résumé, il s’agit de se reconnaître comme partie intégrante du processus spontané dans lequel se développe une stratégie de lutte et donc de se penser capable d’intervenir et de modifier les processus sans les encager, prétendre en contrôler les trajectoires et en réduire les possibilités génératives.
Une réalité organisationnelle, au sein d’une lutte ou d’un soulèvement, peut intervenir pour alimenter son contenu conflictuel, élargir ses horizons tactiques et nourrir ses capacités créatives. Comme cela a été souligné dans ce texte sur le cortège de tête15, certaines subjectivités, même numériquement réduites, peuvent introduire une tactique capable d’intervenir et de modifier même le plan stratégique d’une lutte, souvent de la déstabiliser, tout en l’empêchant de se cristalliser face à une impasse. D’une certaine manière, c’estce qu’articule le mème sans fin d’Adrian Wolhenben16 : certains groupes peuvent intervenir dans un mouvement social en le faisant sortir de ses conditions internes, en l’élargissant à de nouveaux horizons de transformation radicale, s’ils parviennent à introduire des gestes capables de se reproduire et de se répandre au-delà des subjectivités qui les ont introduits. Empêcher la cristallisation des tactiques, le contrôle exclusif des pratiques, la centralisation d’une stratégie, est une condition préalable pour sortir toute lutte ou groupe militant d’une impasse qui peut être soit réformiste, soit martyre.
Impasse
L’impasse dans laquelle se trouve ce type de lutte, en particulier depuis la lutte contre les mégabassines de Sainte-Soline jusqu’au mouvement no Tav dans le Val de Suse, comme dans la vallée de la Maurienne, semble être très similaire à celle de la mobilisation pour les retraites : la cristallisation d’un antagonisme avec l’État qui amène la lutte à une dialectique substantielle avec lui, avec le risque de deux situations d’impasse. La première est une récupération, une dépotentialisation ou une défaite du conflit, y compris la possibilité d’obtenir quelques concessions ou une victoire partielle, comme dans le cas de la ZAD17 ; la seconde est au contraire un conflit symétrique, qui peut alors se traduire, dans l’immédiat, par un affrontement direct fortement militarisé.
En tournant notre regard vers nous-mêmes, vers notre subjectivité, nous risquons de raidir notre participation au mouvement dans une forme de militantisme aliéné qui produit une séparation entre nous et ce que Bordiga appellerait le parti historique18, ou ce que nous pouvons aussi appeler le mouvement réel. Cette séparation, qui pourrait être celle des bolcheviks, qui voient une avant-garde à la tête d’un mouvement et l’organisent, a représenté une formule tactique et stratégique pertinente au XXe siècle et se retrouve dans les analyses stratégiques des mouvements orientés vers la construction de contre-pouvoirs ou de contre-sujets, sans se rendre compte que le pouvoir auquel il est censé s’opposer n’a pas de consistance spécifique et est « anarchique »19.
De plus, ces analyses se heurtent à un fait que tous les soulèvements de notre époque montrent, l’absence d’un sujet politique de masse capable de centraliser le conflit (s’il n’a jamais existé), qui est remplacé par la fragmentation des subjectivités impliquées, souvent animées par une série de tensions éthiques qui ne trouvent aucun terrain d’entente idéologique ou discursif et programmatique. En bref, le « nous » révolutionnaire qui, de Hong Kong aux « gilets jaunes » en passant par le Chili, se compose et se décompose, est un « nous » expérientiel et éthique, il n’a pas de langage. C’est précisément pour cette raison qu’il ne peut faire l’objet d’une quelconque récupération par les formes classiques de la politique. Quiconque se demande comment le conflit peut être révolutionnaire à notre époque doit se confronter à cette réalité, en abandonnant la nostalgie des saisons passées (également parce qu’elles sont souvent mystifiées) dans lesquelles un sujet de masse aurait été le moteur des luttes. Nous vivons à une époque où la classe ne trouve pas d’unité sociologique ou politique, mais plutôt une unité éthique au moment des soulèvements. La classe est traversée par une série de vecteurs qui la rendent socialement fragmentée, dont les « politiques identitaires » sont certainement une forme assez symptomatique.
C’est pourquoi, plutôt que d’inventer artificiellement de nouvelles unités sociales ou politiques, toute lutte révolutionnaire doit s’accommoder de cette fragmentation et en même temps de la nature anarchique du pouvoir. Contrairement à la constituante ou à toute fantaisie de contre-pouvoir, l’hypothèse destituante est la seule capable de concevoir une stratégie révolutionnaire dans une réalité où les formes de représentation politique se sont effondrées, se maintiennent à l’état de simulacres20. C’est pourquoi un antagonisme entièrement calqué sur ces simulacres ne peut que tourner à vide.
Le capital, dans son autonomisation et sa domination devenue réelle, ne s’articule pas selon un ensemble de principes abstraits ou hégémoniques. Il ne possède pas d’autre principe régulateur que sa propre survie et sa reproduction, qui s’effectue par une forme de répression violente lorsque cela est nécessaire. Pour cette raison, elle n’a aucun problème à être tragique en écrasant toute menace qu’elle est capable de reconnaître. La relation dialectique, chère à une grande partie du marxisme, entre le capital et le travail, est continuellement brisée par le capital lui-même ; penser la reconstituer dans une forme de lutte, en évoquant la nostalgie d’un horizon démocratique ou réformiste perdu, c’est se perdre, comme le montrent les impasses dans lesquelles se sont affrontés les mouvements altermondialistes et toute la proposition post-operaiste de Toni Negri et Michael Hardt. Comment ne pas voir dans la répression policière de Seattle en 1999 ou de Gênes en 2001 le spectre d’une guerre civile facile à mener et à gagner ? Tandis que les « tute bianche » combattaient des simulacres à un niveau purement symbolique, l’autre camp écrasait le mouvement dans la violence et la peur.
C’est ainsi que l’on peut lire la violence meurtrière exprimée par la police contre les manifestants de Sainte-Soline le 25 mars. Chaque fois qu’une force antagoniste place publiquement la barre du conflit et l’oriente à un niveau hautement symbolique, elle se rend claire et lisible pour la répression, qui n’a aucune difficulté particulière à s’organiser et à mobiliser tous les moyens nécessaires à l’écrasement de ses forces. La question de la violence doit alors se détacher de deux naïvetés spéculaires : d’une part, la victimisation non violente qui croit pouvoir instaurer un rapport de forces en intervenant sur le plan discursif ou culturel, qui met alors l’accent sur la dénonciation de la violence d’État ; d’autre part, cependant, une réappropriation de la violence qui tente d’instaurer un rapport de forces symétrique avec l’État risque de canaliser le potentiel génératif et inventif du conflit dans un affrontement entre deux fronts consolidés, dont l’un est militairement dominant.
Destitution
La destitution, à la différence de tout affrontement symétrique et dialectique qui voudrait s’opposer aux formes de gouvernement (peut-être pour proposer des alternatives), est une forme de conspiration qui vise à désactiver les dispositifs de gouvernement de la vie : ceux du territoire comme ceux, gouvernementaux ou subjectifs, qui génèrent les conduites de la subjectivité néolibérale. C’est pourquoi une subjectivité révolutionnaire (destituante) à l’époque actuelle nie le pouvoir, tout en se niant elle-même, son identité ou d’autres formes de subjectivation.
La destitution représente une forme invisible de renversement de l’anarchie du pouvoir, dans le sens d’une anarchie réelle, d’une vie qui n’a pas besoin de légitimation, qui peut être un jeu libre et un échange entre les formes de vie. Une façon de le faire, selon le Comité invisible, peut-être d’exposer l’anarchie du pouvoir par une action qui montre son absence de fondement : il ne s’agit pas de dénoncer sa violence pour provoquer un scandale démocratique, mais de la frapper de telle sorte qu’elle montre sa vraie nature dépourvue de toute légitimité abstraite (contrat social, démocratie, égalité, nation, ordre, etc.). De même, un geste de dédain n’a pas besoin de légitimité, il s’exprime autour d’une vérité et d’une réalité sensible et évidente qui n’a pas besoin de signification discursive. Ce type de geste oblige la police à se montrer pour ce qu’elle est : une bande criminelle comme une autre, luttant pour le contrôle d’un territoire.
Si un geste destituant qui force le pouvoir à se matérialiser, à « descendre sur terre » et à se montrer dans sa matérialité, est suivi d’un processus constituant (d’une stratégie et d’un sujet), il conduira la nature du conflit à s’effondrer en une guerre tragique, qui se jouera dans un affrontement symétrique, dans lequel les forces contre-révolutionnaires (la police) mettront toute leur écrasante puissance militaire à gagner la bataille21. C’est ce qui arrive à tout mouvement qui, entrant dans une impasse d’antagonisme avec l’État, soit décline, soit trouve un noyau motivé pour élever continuellement le niveau de l’affrontement jusqu’à le rendre tragiquement militaire, fermant toute lueur révolutionnaire, fossilisant la guerre civile en deux fronts consolidés, avec un adversaire qui, en plus de l’avantage militaire, a souvent aussi le privilège de choisir le terrain sur lequel la bataille doit se dérouler.
On retrouve ces vérités dans le cycle de luttes actuel en France : d’une part, la capacité innovante de l’irruption à initier une nouvelle subjectivité compositionnelle, capacité qui, dans la mesure où elle parvient à la fois à échapper à une logique dialectique avec l’État et à se réinventer continuellement en termes pratiques et rythmiques (c’est-à-dire dans le choix temporel des actions), doit elle-même être considérée comme démunie. De même, si Les Soulèvements de la Terre ont démontré une grande capacité à mettre en échec et à renverser la police, c’est en grande partie grâce à la force d’innovation que la nouvelle composition a pu produire.
Cette capacité à produire des formes nouvelles et inattendues semble avoir été réduite à l’occasion du 25 mars, où la composition était plutôt consolidée et la stratégie adoptée similaire à celle de la date précédente. Il en a résulté une série de choix désormais prévisibles de la part de la police, qui a choisi d’attendre l’arrivée de la manifestation et d’initier une dynamique de « siège » qui lui permettrait de lancer une attaque brutale sur la foule. Les analyses des erreurs tactiques qui en résultent dans ce cas sont certainement valables22, mais pour sortir de l’impasse du 25 mars, une reformulation de l’hypothèse stratégique générale sera nécessaire, qui a conduit à l’automatisation et au durcissement de la capacité organisationnelle, empêchant le mouvement d’improviser et de déplacer l’opposition comme en octobre.
Une hypothèse pourrait être celle visant à un élargissement du processus compositionnel : à cet égard, les efforts pour étendre le bassin de la lutte à un niveau international ont conduit, d’une part, à élever la barre de l’attente de l’affrontement (une opportunité que la police n’a pas manqué de saisir), d’autre part, à rendre difficile la reformulation de l’organisation tactique de la manifestation. Si l’on regarde le passé, les événements internationaux, les élargissements quantitatifs d’une lutte, ont rarement réussi à déterminer un saut qualitatif, ils ont très souvent représenté le naufrage et le déclin de nombreuses réalités et luttes. Nous pouvons donc émettre l’hypothèse que le renforcement d’une lutte provient plutôt de l’intensification des relations de composition, ou peut-être de leur décomposition et recomposition alternative, de manière à produire de nouvelles formes imprévues et improvisées.
Jusqu’en mars 2023, le mouvement d’Atlanta a su garder l’initiative grâce à une série d’actions qui ont presque toujours pris la police au dépourvu. Ceci est certainement dû au fait que la dynamique interne du mouvement est extrêmement opaque, surtout pour la police, qui tâtonne encore dans l’obscurité à la recherche d’un leadership radical responsable des actions les plus destructrices. L’avantage a conduit le mouvement, lors de la quatrième « semaine d’action », à élever le niveau à un point tel qu’il est difficile d’imaginer des formes d’action directe plus incisives23, alors même que la police réagissait en rassemblant au hasard des personnes qui se voyaient attribuer la lourde charge de terrorisme. Lorsque, près d’un mois plus tard, la ville d’Atlanta a décidé d’accélérer le projet, en commençant la coupe d’une partie de la forêt et en militarisant les alentours, le mouvement a préféré ne pas tomber dans le piège de la réaction à cette offensive de l’administration municipale (qui aurait consisté à assiéger le chantier), mais en même temps les tentatives d’attaquer ailleurs en décentralisant le conflit ne semblent pas encore avoir trouvé de formes efficaces, malgré la bonne intuition (de nombreuses actions de « sanction » des réalités impliquées dans le projet Cop City ont été menées à travers les États-Unis). Pour l’instant, la seule stratégie disponible consiste à faire exploser les contradictions internes au sein du gouvernement municipal démocratique en exerçant une pression de plus en plus forte sur le maire, en exploitant le large consensus dont jouit le mouvement, ce qui entraîne toutefois l’axe de la lutte au-delà des capacités de la lutte elle-même. Comme le reconnaissent certaines personnes actives dans la mobilisation depuis un certain temps, ce qui pourrait donner un nouveau souffle à la lutte, c’est l’implication de nouvelles subjectivités dans le processus de composition, comme cela s’est produit timidement dans le cas des étudiants qui ont occupé certains bâtiments universitaires à Atlanta, ou à travers l’expérimentation de formes pratiques capables d’entraîner un saut qualitatif du soutien à l’engagement de la part des « citoyens » hostiles au projet.
Lorsqu’un mouvement ne peut plus se défendre (ou attaquer), ayant épuisé ses ressources tactiques, il risque de glisser vers une dynamique politique hostile. La stratégie commence à décliner dans des formes représentatives de la politique, les choix tactiques tombent de plus en plus dans des formes performatives visant l’intervention publique et médiatique. Ce qui se passe à Atlanta, ou en France (en particulier ce qui s’est passé récemment dans la vallée de la Maurienne), risque de suivre des trajectoires similaires à celles observées précédemment dans le mouvement italien no TAV. Dans son déclin, une lutte commence à se réfugier dans la politique représentative, soit en essayant d’utiliser la « démocratie », soit en se rabattant simplement sur un activisme spectaculaire à la recherche d’une couverture médiatique. Dans ces moments, la « stratégie de composition » ne s’ouvre plus sur une trajectoire destituante ; au contraire, les groupes retombent dans des dynamiques de plus en plus identitaires, et les plus politiques commencent à se concentrer sur la construction de consensus et le renforcement de leur position dans l’opinion publique, en « capitalisant » sur la lutte. La tension éthico-politique qui sous-tendait la lutte est progressivement remplacée par une dynamique publique-politique. Lorsque la politique devient publique, le mouvement s’expose à la répression, perd sa capacité à improviser et à rester imprévisible.
Une stratégie de composition peut « ouvrir » les possibilités révolutionnaires d’une lutte si elle reste toujours ouverte et suit une trajectoire destituante : ce qui signifie, d’une part, construire une trajectoire de fuite à partir de la dynamique dialectique avec le pouvoir, d’autre part, soumettre les formes que la composition peut générer à une recombinaison et une rupture continues, et enfin, à partir de la leçon des « gilets jaunes », à travers des rencontres inattendues au lieu d’alliances classiques (comme les forces typiques de la « gauche »). Une recombinaison peut avoir lieu par l’irruption d’un nouveau protagonisme qui ne peut être entièrement déchiffré, ou, dans le cas où l’élargissement à de nouvelles composantes d’une lutte devient difficile, en cherchant de nouvelles configurations de rencontre et de contact entre les subjectivités qui la composent, chercher plus loin leur désubjectivation afin d’empêcher un processus de subjectivation de se cristalliser. Une composition désubjectivante part des gestes radicaux, qui n’ont pas besoin d’être capturés dans des formes revendicatives, car ils expriment une communicabilité inhérente à eux-mêmes, empêchant l’action d’être capturée dans la virtualité performative de l’activisme politique. Une composition de gestes est essentiellement muette et autonome, elle ne cherche pas la médiation ou d’autres formes de dialogue avec les formes étatiques, retombant dans le langage politique et ses catégories de nomination (devoir se légitimer comme « écologiste », « social » ou d’une gauche plus ou moins « radicale »).
Lorsque l’on ne trouve pas de nouvelles formes ou de nouveaux rythmes, lorsque la capacité d’expérimentation est épuisée, il faut reconnaître qu’elle a déjà entamé son déclin, toute tentative volontariste de la relancer ne peut aboutir qu’à une forme de militantisme sacrificiel, à l’image du pouvoir qu’elle cherche à combattre, d’un point de vue stratégique plus large une certaine volonté sacrificielle peut aussi conduire à une perte des acquis de la lutte, des capacités logistiques, organisationnelles et pratiques qui peuvent constituer un atout fondamental pour une nouvelle phase du conflit.
On peut donc dire que la possibilité révolutionnaire d’une lutte est celle d’être capable de maintenir et de créer continuellement un pouvoir démuni, dans un processus de négation et d’autonégation qui se régénère dans l’expérimentation et l’improvisation continues.
La révolution est un art alchimique : il s’agit de fusionner l’or, l’acier et le sang, de générer de nouveaux alliages, de combiner de nouvelles stratégies, dans une hétérogénèse sans fin.
« l’ordre est le leur
le pardon et la pitié, je ne les implore pas,
je fais fondre l’acier avec l’or,
sachant qui chérir »
Lou X – Or et acier
« Comme le sel avec la neige :
qui fait fondre qui ? »
Dj Gruff
Nicolò Molinari
1 « La protestation en cours sur les retraites. Du refus à la révolte ? », Temps critiques, 3 avril 2023. https://tempscritiques.free.fr/spip.php?article530#_ftnref6
2 Je cite le texte originel : « Tout cela, qui rend possible un mélange des générations, ne produit certes pas une nouvelle « composition de classe » sur le modèle opéraïste italien des années 1960-1970, non pas une alliance consciente ou velléitaire entre fractions, mais un « alliage» de circonstances et d’opportunités qui tend à dépasser les particularismes habituels, d’âge, de sexe, etc.»
3 « Onward Barbarians », Endnotes. https://endnotes.org.uk/posts/endnotes-onward-barbarians
4 On pourrait également dire que les syndicats et les partis de gauche ont, malgré eux, accepté la diffusion de ces formes autour de leurs rassemblements, puisqu’ils ont néanmoins gardé le contrôle de la stratégie générale de la mobilisation ainsi que de sa temporalité. En effet, au moment où l’intensité du mouvement semblait désarticuler le cadre constitutionnel de la mobilisation, ouvrant la possibilité au conflit de s’autonomiser par rapport à sa raison revendicative, les syndicats ont cessé d’appeler à des journées de grève et à des cortèges, conduisant de fait à l’implosion inexorable du mouvement.
5 « Sortir de l’antagonisme d’état », lundimatin, 11 avril 2023. https://lundi.am/Sortir-de-l-antagonisme-d-Etat
6 Joshua Clover, dans L’émeute prime: La nouvelle ère des soulèvements, fait particulièrement référence à la « Commune d’Oakland ».
7 Je souligne ces deux textes qui retracent clairement les trajectoires de deux expériences significatives au cours de l’année 2020 aux États-Unis. À Atlanta https://illwill.com/at-the-wendys Interview sur CHAZ à Seattle https://itsgoingdown.org/get-in-the-zone/
8 Sur ces réflexions, sur le rapport entre administration et souveraineté, sur la manière dont l’expérience zapatiste parvient à émerger de certains bancs de la pensée radicale occidentale, je recommande ce texte de Jérôme Baschet https://www.academia.edu/38838075/_Lautonomie_ou_lart_de_sorganiser_sans_l_État._A_propos_de_lexpérience_zapatiste_
9 Sur cette utilisation du terme « autonomie », voir « Autonomy in Conflict », Adrian Wohlleben, The Reservoir, Vol. 1.
10 Je crois que le vide laissé par la fin d’un soulèvement est plus éthique et affectif qu’autre chose ; contrairement à d’autres lectures, plutôt nostalgiques du mouvement ouvrier, qui préfèrent souligner le vide politique qu’il laisse, dans le sens d’une absence de Sujet pertinent (voir en particulier celle de Maurizio Lazzarato dans son livre L’intollerabile presente, l’urgenza della rivoluzione – edition 2022).
11 « Stratégie de composition », Hugh Farrel, lundimatin, 14 février 2023. https://lundi.am/La-strategie-de-la-composition
12 Dans sa « Thèse tragique », le groupe Décomposition formule l’hypothèse que les luttes territoriales seraient des exemples dans lesquels la séparation entre les espèces, entre l’humain et le non-humain, est surmontée, brisant en quelque sorte les processus d’humanisation et de déshumanisation qui sous-tendent les processus de valorisation du capital. La thèse semble intéressante dans la mesure où, en la réinterprétant librement, elle semble se rattacher à ce qui, dans bon nombre de ces luttes, est le plus souvent énoncé comme un slogan, « nous sommes la vallée qui se défend » (c’est l’un des slogans de la lutte No Tav). Ils semblent tous indiquer un lieu, un territoire, plutôt qu’un sujet produisant une agence. Les thèses sont disponibles à l’adresse suivante : https://decompositions.noblogs.org/post/2023/03/09/tragic-theses
13 Communautés ou associations antiracistes.
14 Je crois qu’il est crucial de distinguer le problème de la composition d’une stratégie de convergence.Le défi des luttes territoriales est d’éviter leur centralisation, la définition d’un sujet leader, qui se tient à la tête et articule ou dirige les différentes composantes du mouvement. La convergence présuppose une série d’acteurs, plus ou moins radicaux, à partir desquels s’articulent des discours, des revendications et des noyaux idéologiques ; la convergence capture ou dérive l’action d’une virtualité, ce qui en fait la performance typique de l’activisme politique. Comme je l’expliquerai plus loin, une composition qui ne se fait pas « convergence » ne peut pas partir d’identités sociales ou politiques présupposées, et encore moins parler le même langage que la politique classique.
15 « La vera storia del Cortège de tete », infoaut.org, 28 février 2023. https://www.infoaut.org/approfondimenti/la-vera-storia-del-cortege-de-tete le texte originel est sur lundimatin (« Pour ceux ») – https://lundi.am/Pour-ceux-qui-bougent-en-2023-2016-dans-le-retroviseur
16 « Memes without end », Adrian Wolhenben, Ill Will, 17 mai 2021. https://illwill.com/memes-without-end – https://lundi.am/Memes-sans-fin
17 « Victory and Its Consequences (Part I) », Liaisons, The New Inquiry, 7 mai 2021. https://thenewinquiry.com/blog/victory-and-its-consequences-part-i/
18 Les spécialistes de Bordiga me pardonneront cette simplification grossière de la distinction entre le parti historique et le parti officiel.
19 Je tiens cette expression de l’essai de Katherine Nelson, « The Anarchy of Power », paru dans Destituent Power – South Atlantic Quarterly. Dans ce texte, l’auteure souligne que la matrice de notre époque est essentiellement nihiliste et anarchique. La crise de la modernité entraîne le déclin de certains cadres métaphysiques sur lesquels les formes de pouvoir ont été construites à l’époque moderne. Le nihilisme a fait apparaître ces cadres au grand jour et, une fois dévoilés, ils ne peuvent qu’entamer un déclin inexorable. Face à ce déclin, le pouvoir ne cherche plus une série de justifications universelles ou totalisantes, comme il a tenté de le faire dans l’histoire de la modernité occidentale, mais se redéfinit comme pure force, comme domination violente.
Comme l’illustre Michele Garau dans son ouvrage sur Jacques Camatte (https://illwill.com/the-community-of-capital). Les droits et toutes les formes de l’État libéral entrent en crise au milieu du XXe siècle. Les représentations dont le Capital s’était doté pour combler le vide créé par la destruction des liens communautaires qui l’avaient précédé, ne représentent plus un élément de cohésion, puisque les relations économiques ont pénétré les relations sociales et que le capital est devenu immanent à la société elle-même, au « social », et n’a plus besoin de produire une série d’extériorisations ou de transcendances de type institutionnel ou de valeur pour servir de ciment à la collection d’individus séparés. Ce sont les thèses que Jacques Camatte a développées à la fin des années 1960 et au début des années 1970 et qui, comme le note Michele Garau, ont été reprises par Toni Negri lui-même dans le texte bien connu Crisi dello Stato piano, de 1971, dans lequel l’auteur définit les libertés bourgeoises et l’État-nation non plus comme des apparences, mais comme des doubles apparences. Le pouvoir est désormais aléatoire et arbitraire, l’argent, devenu représentation totale, devient la forme de domination du monde social et, perdant toute raison d’être sociale, se fonde exclusivement sur la violence de classe. L’État assume alors un rôle qui n’est plus de médiation, mais d’assise politique de la domination du capital.
20 Contrairement à ceux qui pensent que l’hypothèse destituante ne représente qu’une proposition interprétative des révoltes et de ces formes de suspension du temps historique, l’idée d’un pouvoir destituant a été formulée par Giorgio Agamben et le Comité invisible dans le but de tracer une trajectoire révolutionnaire qui ne reste pas bloquée sur les mêmes rochers qui ont transformé les révolutions modernes en contre-révolutions.
21 Dans l’essai The Anarchy of Power in Destituent power-South Atlantic Quarterly, Katherine Nelson note certaines limites de la destitution qui, à mon avis, sont liées à la traduction consécutive d’un pouvoir destituant en un pouvoir constituant :
« Une politique qui rejette toute prétention à la légitimité peut en fait, comme l’écrit le Comité invisible, forcer le gouvernement à « s’abaisser au niveau des insurgés, qui ne peuvent plus être des ‘monstres’, des ‘criminels’ ou des ‘terroristes’, mais simplement des ennemis », elle peut « forcer la police à n’être rien d’autre qu’un gang et le pouvoir judiciaire une association criminelle ». De cette manière, le risque existe que le combat qui s’ensuit devienne une « bataille à mort » entre factions. Dans ce cas, une destitution court-circuitée devient la métonymie brisée d’une existence politique significative, produisant les victimes d’une ère anarchique. Pour être clair, une telle identification mortelle de ce que l’on est ou de ce que l’on est avec ce que l’on doit faire, avec l’être et la praxis, n’est pas du tout illustrative de la destitution, mais c’est le risque que, à mon avis, la politique destituent présente de manière unique et inhérente ».
22 « À celles et ceux qui ont marché à Sainte-Soline », Les Soulèvements de la Terre, 25 mars 2023. https://lessoulevementsdelaterre.org/it-it/blog/a-celles-et-ceux-qui-ont-marche-a-sainte-soline
23 Comme nous pouvons le voir sur ces photos, toute une zone de construction a été incendiée : https://twitter.com/illwilleditions/status/1633118200798801923