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Chasse à l’homme et gratte-papier

Le 26 février dernier a été arrêtée chez elle, à Kreuzberg (Berlin), Daniela Klette, que la police allemande recherchait depuis trente ans pour sa participation aux activités de la Fraction armée rouge dans les années 1990, et quelques braquages de survie. Il n’en a pas fallu plus pour ramener les médias allemands à leur vieux réflexe de chasse à l’ennemi intérieur, en se lançant à la poursuite de deux camarades encore en cavale de Daniela Klette, Ernst-Volker Staub et Burkhard Garweg. Ce qui apparaît ici spectaculairement comme un règlement de comptes avec le passé, comme une ultime vengeance contre une organisation disparue, figure plutôt le futur qui nous est réservé. Car, en dépit de tous les avis de recherche, ce n’est pas la police qui a retrouvé la trace de Daniela, mais une initiative on ne peut plus citoyenne, collaborative, bénévole et connectée : un podcast participatif de journalistes en herbe et l’ONG d’investigation open source BellingcatUne émission radio sur Anonymous, un auditeur qui divague qu’une femme, qui aurait bien pu être Daniela Klette, lui aurait adressé la parole dans un rassemblement de hackers dix ans plus tôt, nos jeunes « journalistes citoyens » qui se lancent sur la piste de la « terroriste la plus recherchée d’Interpol » et se tournent vers un « enquêteur bénévole » de Bellingcat fondu d’IA, ledit « spécialiste de l’extrême droite transnationale » qui vieillit par IA le visage de l’avis de recherche de Daniela, un logiciel de reconnaissance faciale qui aspire tous les contenus des réseaux sociaux – Pimeyes – qui trouve à Berlin, dans un club de capoeira, une femme de soixante-cinq ans dont le visage ressemble au visage artificiellement vieilli de Daniela, les jeunes et « innocents » journalistes qui vont au club sans la trouver, une émission de télé grand public qui mobilise tous les instincts de délation de la population allemande pour qu’elle assiste la police dans l’élucidation des crimes irrésolus, et finalement l’arrestation sur tous les écrans – « chef d’œuvre » free lance, futuriste, citoyen en diable. Les « combattants de la liberté » de Bellingcat ont donc envoyé Daniela en prison. Disruptée, la police, avec sa hiérarchie, ses fonctionnaires, ses cadres légaux et ses procédures. Concert de satisfaction universelle. Continuons sur si belle lancée. Et si la police pouvait enfin utiliser les mêmes logiciels à 30 euros que les journalistes low cost ? Et si le nerd pâlichon financé sur Tipeee était l’enquêteur le plus efficace ? Et pourquoi ne pas occuper les citoyens désœuvrés que l’automatisation universelle aura bientôt renvoyés chez eux à traquer les ennemis de l’ordre existant ? Voilà donc le nouveau visage de l’antiterrorisme, le nouveau visage, donc, de la terreur : un Bloom transparent, alangui sur son sofa, armé de son portable. L’article qui suit est une réflexion autour de cette arrestation, et de tout ce qui n’a pas été évoqué dans cet accès de solutionnisme. Une réflexion sur ces choses passées de mode : l’Histoire et ceux qui ont cru pouvoir la faire. La preuve, surtout, que la nouvelle enfermée et les deux camarades en fuite ne sont pas seuls dans leur refus de se rendre aux raisons des vainqueurs.



CHASSE À L’HOMME ET GRATTE-PAPIER

« Et maintenant, il était là, dix bonnes années plus tard, connaissant tous les liens, voyant le fil rouge qui traversait sa vie. Il savait tout et pourtant rien. Il pensait à tous ceux qui étaient encore dehors, dans l’illégalité. Qui étaient passés dans la clandestinité parce qu’ils cherchaient quelque chose de fondamentalement différent ou simplement parce que les flics étaient à leurs trousses. Cela ne faisait aucune différence. Pour eux tous, il n’y avait pas de retour en arrière possible. Pas dans un avenir proche. »
Die schönste Jugend ist gefangen (La plus belle jeunesse est en prison), Sebastian Lotzer, 2019.

Grenades éblouissantes sur le campement de roulottes[1], toutes les minutes, les informations des médias se bousculent sur la chasse à l’homme dans cette ville qui a vendu son âme au plus offrant depuis longtemps. Quelques mots d’amour et d’attachement sur un vieux matelas d’encombrant sont une affaire d’État. Le système ne pardonnera jamais à ceux qui ont osé montrer que le roi est vraiment nu, à ceux qui l’ont si parfaitement humilié juste en prenant au sérieux la vieille promesse de « renverser toutes les conditions dans lesquelles l’homme est un être humilié, asservi, abandonné, méprisé ».

L’hybris de la toute-puissance blessée, on peut écrire un nombre infini de pages de livres, avec les aberrations, les erreurs, les inhumanités, même et surtout ceux qui étaient entrés dans la lutte armée, plus tard dans le processus du front, mais il reste cette joie secrète ou même ouverte des fissures dans la vitre blindée.

On peut prétendre que tout cela n’a rien à voir avec nous, qu’il s’agit d’une fausse peau d’humanité, comme un faux vison qui brille et trompe et ne se réchauffe pas dans l’hiver éternel de l’Empire. Chaque erreur, chaque mauvaise action était le résultat d’une histoire commune, la fondation de la guérilla urbaine dans un État qui s’était fait le successeur du nazisme était l’acte d’une poignée d’audacieux, mais leurs actions ont résulté des discussions et des analyses de dizaines de milliers de personnes dans ce pays, plongées dans une confrontation mondiale historique, dans laquelle, pour la première fois depuis 1917, l’espoir d’une rupture révolutionnaire fondamentale réapparaissait.

La plus grande erreur que l’on puisse reprocher à la lutte armée dans ce pays est peut-être qu’il n’y a jamais eu de travail collectif sur sa propre histoire. Il y a eu des centaines d’interviews, de prises de position, il existe une douzaine de livres écrits par d’anciens prisonniers, mais le clivage qui s’est d’abord créé entre la majorité des prisonniers et les clandestins de l’époque dans le processus politique à partir de 1992 a empêché jusqu’à aujourd’hui un travail collectif sur sa propre histoire, tout comme un fait, qui explique également la rancœur des services antiterroristes lors de la traque de Daniela Klette, Ernst-Volker Staub et Burkhard Garweg, à savoir que l’appareil ne sait pas vraiment qui il doit rechercher un quart de siècle après l’autodissolution de la RAF.

Une grande partie des personnes qui ont combattu au sein de la RAF durant les dernières années de son existence sont encore inconnues de l’appareil. Malgré des milliers de traces préservées, d’ADN et tout le matériel de haute sécurité, les commandos de la police antiterroriste recherchent des fantômes depuis des décennies. C’est la raison pour laquelle d’anciens détenus, dont certains avaient purgé 15 ou 20 ans, ont été traînés devant le tribunal des années plus tard dans le cadre de montages rocambolesques, et c’est la raison pour laquelle les mesures d’intimidation actuelles ont été prises après l’arrestation de Daniela Klette et lors des opérations de recherche en cours à Berlin.

Une gauche qui prend au sérieux sa critique de l’histoire de la lutte armée dans ce pays devrait donc considérer que sa tâche la plus urgente est, premièrement, de dénoncer la traque et l’escalade actuelles de la part de l’État et, deuxièmement, d’avoir intérêt à créer une situation politique dans laquelle les personnes ne seraient pas poursuivies pour des actes commis il y a plus de 30 ans et seraient ainsi en mesure d’assumer la responsabilité politique et humaine de cette période de l’histoire. La situation des personnes issues des milieux autonomes de l’époque, qui doivent encore vivre en exil au Venezuela pour avoir tenté de faire exploser le nouveau bâtiment d’un centre de rétention à Berlin en 1995[2], montre clairement qu’une telle situation n’existera pas sans un rapport de force social fondamentalement différent.

La dernière action réussie de la RAF, la démolition complète du nouveau bâtiment de la prison de Weiterstadt, n’a pas conduit à l’ouverture et à la réorientation du projet RAF espérées à l’époque, l’autodissolution ultérieure était aussi logique qu’inévitable, mais l’action esquisse la nécessité historique actuelle. Remettre à l’ordre du jour le thème de la prison ainsi que le traitement historique et l’actualité d’un antagonisme politique et social radical. Toute une nouvelle génération de militants antifascistes actuellement incarcérés ou recherchés au niveau international confirme cette nécessité urgente, tout comme l’arrestation de Daniela Klette et la traque en cours d’Ernst-Volker Staub et Burkhard Garweg.

« Dans l’indignation morale, il y a toujours l’inquiétude d’avoir peut-être manqué quelque chose » (Jean Genet).

Sebastian Lotzer 
aus dem Nebel;
Berlin, den 3. März 2024

Retrouvez la version originale sur : https://non.copyriot.com/menschenjaeger-schreibtischtaeter/


[1]Il est fait référence ici à la vaine perquisition et à la saisie par la police anti-terroriste de la roulotte où vivait  Burkhard Garweg à Berlin.

[2]Il est ici fait référence à la cavale de membres du groupe autonome « Das K.O.M.I.T.E.E. ».

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