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Histoire de la vie (de la bombe atomique) : « Oppenheimer »

Résumé

Le troisième long métrage sur la fabrication de la bombe atomique, sorti en juillet dernier, se distingue nettement des deux précédents. Cette version relate un événement charnière de l’histoire de l’humanité, le personnage central transcende les conflits dans lesquels il est impliqué, pour émerger comme le cours même de la narration, dont le déroulement inexorable passe par la fabrication d’une arme de destruction massive et planétaire. L’histoire de la fabrication de l’engin meurtrier est ainsi subordonnée à l’« histoire de vie » de celui qui en dirige la construction. Cette approche est riche de facettes significatives, du point de vue de l’alimentation effective, de plus en plus technologique et de moins en moins naturelle, du pouvoir aujourd’hui.

Au nom de l’humanité

« De nombreux scientifiques à qui j’ai parlé considèrent ce qu’ils font comme leur moment Oppenheimer. »
Christopher Nolan.1

« Oppenheimer » donne non seulement son titre au film2, mais le patronyme désigne aussi la personne inhérente, comme condition de possibilité, à la fabrication de l’engin nucléaire (métonymie : un terme donne son sens à l’ensemble de l’expression). Mais une fois l’explosion nucléaire survenue, le même personnage devient partagé entre les alternatives politiques et les massacres humains qu’un certain « Oppenheimer » a été capable de déclencher, même doublement (scientifiquement et éthiquement). Dans cette deuxième phase du film, le nom de l’artificier se déplace vers l’usage problématique de l’artefact fabriqué (métaphore : un terme cède son sens à d’autres de la même expression). « Oppenheimer » nomme, à travers l’histoire filmée, une possible hécatombe métonymico-personnelle de l’Humanité par l’une de ses parties, articulée avec la persécution métaphorique qui vient de la même Humanité entre ses parties.

Aucun récit de la fabrication d’un tel engin (surtout une fois qu’il a été perfectionné sous la forme d’une « bombe H », déjà annoncée dans le film) ne peut intégrer en continuité la métonymie (concentration de sens) du créateur-sage « Oppenheimer », dont le nom représente l’ensemble de l’« Humanité », avec la métaphore (déplacement de sens) d’« Oppenheimer » mis au banc des accusés en tant que sage par l’« Humanité » elle-même, désormais transformée en théâtre d’ambitions néfastes. Pour cette raison, Oppenheimer est la figure primordiale de la technologie, c’est-à-dire d’une habilitation humaine (exprimée par le préfixe « techno- ») à utiliser la connaissance humaine (exprimée par le suffixe « – logos ») dans un but qui déforme fatalement le savoir.

L’expression « science et technologie » doit être comprise comme un oxymore, c’est-à-dire une expression contradictoire en elle-même, dans la mesure où le critère humaniste qui préside au terme « science » depuis la Renaissance (c’est-à-dire depuis les « humanistes ») est contredit par le terme « technologie », qui est lié à des intérêts stratégiques. Ces intérêts annonçaient déjà, dès la Première Guerre mondiale, que les réalisations technologiques pouvaient être « valorisées » pour massacrer l’humanité même qui les avait conçues. La figure d’Oppenheimer marque, comme Foucault l’a lucidement mis en garde depuis 1975, le déclin de « l’intellectuel universel » et l’entrée en scène de « l’expert ayant pouvoir sur la vie et la mort »3.

Oppenheimer après Covid-19

La douleur d’Oppenheimer face aux effets de son propre génie émerge dans le film comme un drame personnel, qui reste une question de responsabilité. Peut-être cette responsabilité existait-elle pour Oppenheimer, mais aujourd’hui, après le succès de l’essai « Trinity » dans le désert du Nouveau-Mexique, la radioactivité a définitivement contaminé ce sens de la responsabilité : qui pourrait poser la question d’une telle utilisation (de la bombe atomique) en termes de responsabilité sans abandonner, en posant la question, une condition responsable ? C’est-à-dire de question-réponse à soi-même et aux autres. Cette irresponsabilité fatale, qui a suivi l’explosion de Los Alamos, a placé le créateur de l’arme nucléaire en marge de toute décision responsable et a soumis toute conscience à une analogie avec la fission de l’atome : elle en a fait une entité particulièrement indécidable.

La place d’Oppenheimer correspond donc à celle du dernier humaniste (« intellectuel universel », selon Foucault) et du premier technologue (« expert ayant pouvoir sur la vie et la mort », Foucault dixit). C’est pourquoi la figure de l’architecte de l’engin nucléaire Oppenheimer est à la fois nostalgique et précurseur. En tant que figure historique et dramatique, il est un seuil, mais nous n’y sommes plus. Nous avons quitté ce seuil depuis que la technologie, notamment depuis la guerre froide et la course à l’espace, nous a amenés, par le biais des « nouveaux moyens », à un présent dont l’hier est la pandémie de Covid-194.

L’actualité du film correspond en fait à une certaine dispersion de la figure d’Oppenheimer, qui a à la fois diffusé et banalisé l’expansion technologique elle-même. De plus, au cours des campagnes contre le covid-19, différents contextes nationaux ont permis l’émergence de leaders « à la Oppenheimer », qui sont devenus comme autant de Cid dans la lutte contre les effets pathogènes sur la santé : Anthony Fauci aux États-Unis, Fernando Simón en Espagne, Rafael Radi en Uruguay (parmi d’autres). À leur tour, ces têtes visibles émergent au-dessus de tant d’autres parties immergées d’icebergs collectifs d’experts qui suivent, comme dans le cas du « Projet Manhattan », des desseins sectoriels et personnels naïvement identifiés, par le biais de certaines manipulations médiatiques, à l’« Humanité ».

Ces configurations philopolitiques croisent aussi, à une autre échelle et dans d’autres circonstances, les mêmes dilemmes scientifiques et éthiques que ceux rencontrés par Oppenheimer, à savoir la régression entre ce qui devrait être atteint (par exemple la santé) et ce qui a été effectivement atteint (par exemple les biotechnologies5). La multiplication des leaders des troupes militantes du savoir intervient aussi dans un champ géopolitique sensiblement différent, qui a même transcendé le contexte de la Guerre froide.

Ces croisades technologiques ne luttent pas contre un totalitarisme politique humainement identifiable (le nazi-fascisme), mais contre la totalité du mal qui menace l’humanité (les virus pathogènes), selon les responsables institutionnels de l’Organisation mondiale de la santé elle-même. Ce passage du totalitarisme politique au totalitarisme sanitaire ne transforme pas, malgré (ou peut-être grâce à) tant de bonnes intentions, un mal qui nous accompagne au moins depuis les guerres de religion du XVIIe siècle : la totalisation du sens. Ce qui, il y a quatre siècles, était compris comme un fanatisme (de la foi) est devenu aujourd’hui des « politiques d’État » (de la mondialisation).

La partie scénarisée

Un ensemble d’institutions mondialistes, de l’ONU elle-même aux G (7, 20, etc.) en passant par les sommets (par exemple le récent CELAC-UE), sans oublier les ineffables FMI et Banque mondiale, s’entourent même d’une constellation de cabinets de consultants qui forment non seulement un nuage de mots, mais surtout un nuage d’intérêts commerciaux.

Un tel nuage lucratif est rendu possible par la subordination de la fonction économique de circulation (hégémonique dans le libéralisme marchand) à une médiation à distance (« virtuelle »), avec pour conséquence l’unification des entreprises à l’échelle planétaire.

De même, et comme conséquence médiatique, les processus associatifs sont subordonnés à la connexion télématique, qui permet de contrôler les différents plans dans lesquels la nature sociale (représentative) articule la communauté (économie, politique, idéologie), même au moyen d’instruments qui brouillent la frontière entre la vie privée subjective et la condition publique du citoyen.

Il reste peu de choses de la conscience qui tourmentait Oppenheimer. Mais en même temps, ce qui l’a tourmenté, et ce qui est apparu plus tard comme une menace, ne pouvait qu’émerger de la conscience. Paradoxalement, certains philosophes ont écrit « conscience » avec une écriture intermédiaire (inter-medium, inter-¿medium?) : con-scienta (Heidegger6), con-science (Derrida7). Peut-être vaut-il mieux en rester à la particule qui, contrairement à la conscience, n’a pas de sens en soi, mais seulement par rapport au sens des autres : le tiré*. Suffirait-il de lire le scénario pour savoir ce qu’est le film ?

Ricardo G. Viscardi
1re quinzaine, août 2023

Retrouvez la version originale du texte sur : https://filosofiacomociberdemocracia.com/es/node/148

*Note du traducteur : en espagnol, on appelle le scénario guion, qui signifie « tiré ». Sûrement à cause des signes qu’on utilise pour les rédiger.

1Page, T. Daniel D. “Christopher Nolan y el elenco de “Oppenheimer” hablan sobre la bomba atómica y sus escalofriantes ecos hoy día: “La Humanidad sólo puede lidiar con un apocalipsis a la vez” CNN (18/07/23). https://cnnespanol.cnn.com/2023/07/18/oppenheimer-christopher-nolan-reparto-entrevista-amenaza-nuclear-trax/

2 “Oppenheimer”, réalisé par Christopher Nolan, Universal Pictures, https://www.youtube.com/watch?v=uYPbbksJxIg.

3 Foucault, M. (1997). “Verdad y poder” en Nicolás, J. Frápolli, M. (Ed.), Teorías de la verdad en el siglo XX, Madrid: Tecnos, pp. 455-457.

4 Ver al respecto Viscardi, R. (2022). « Contención de Covid-19 en el Uruguay: un desplazamiento significativo del contexto universitario », en Cabrera, D. Llorca-Abad, G. Calvo, D. Cano-Orón, L. (coord.).Academia (des)acelerada. Encierros, entusiasmos y epidemias. Barcelona: InCom-UAB Publicacions, pp. 191-198. https://ddd.uab.cat/pub/llibres/2022/271260/AcademiaDesaceleradaInCom25.pdf

5“Rafael Radi: “hay un problema ecológico grave atrás de la pandemia de la covid-19” Montevideo Portal (17/11/21)

https://www.montevideo.com.uy/Noticias/Rafael-Radi–Hay-un-problema-ecologico-grave-atras-de-la-pandemia-de-la-covid-19–uc804472

6Martin Heidegger, Chemins qui en mènent nulle part, Gallimard, Paris, 1962, p. 143.

7Jacques Derrida, La voix et le phénomène. PUF, Paris, 1967, p. 115.

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