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Les alchimistes de la révolution : du Manifeste du parti communiste au Manifeste conspirationniste et inversement

« Je crois avoir compris que notre époque est celle de la corruption absolue de toutes les idées. Néanmoins, je me réjouis, car je sais qu’un nouvel amour ne peut naître que d’une décomposition complète. »
Johann Gottlieb Fichte à Friedrich Heinrich Jacobi, 31 mars 1804

0. La conspiration – la pure conspiration !

Au printemps 1847, après de nombreuses pressions, Marx et Engels acceptent de rejoindre la Ligue des justes à une condition : que la Ligue exclue la pensée conspirationniste de son programme. Comme le dit Engels, « Moll a rapporté qu’ils étaient autant convaincus de la justesse générale de notre mode de pensée que de la nécessité de libérer la Ligue des vieilles traditions et formes conspiratrices »1. Marx, journaliste à l’époque, considère que son rôle social est d’éclairer son public et d’éliminer toute forme de conspiration ouvrière, à laquelle il n’a jamais pris part lui-même.

Le Manifeste du parti communiste a été écrit dans une période connue sous le nom de Vormärz, entre les révolutions françaises de 1830 et les révolutions de 1848 en Allemagne et en France. Les formes sociales capitalistes avaient commencé à émerger dans les grandes métropoles urbaines et la prédominance de la société monétaire s’imposait peu à peu. Les catégories sociales de l’ancien ordre sont « détruites de manière créative » par les nouvelles catégories capitalistes, ce qui signifie que les anciennes alliances de classes commencent à se dissoudre et que de nouvelles apparaissent pour les remplacer. Dans cette confusion, les complots abondent, mais il n’y a pas de moyen clair de juger les alliances.

Marx et Engels voulaient rompre avec l’ensemble de la société capitaliste, mais ils pensaient que pour ce faire, il fallait quelque chose de scientifique plutôt que des complots hâtifs pour « lancer une révolution sous l’impulsion du moment »2. Le rejet par Marx et Engels de l’immédiatisme conspirationniste pourrait être dû à leur propre version d’une théorie du complot concernant le développement historique : à savoir la croyance que « l’ironie de l’histoire » finirait par « tout mettre sens dessus dessous »3. C’est Walter Benjamin qui a lancé la critique la plus connue de ce déterminisme historique chez Marx, en disant qu’« il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite »4. Il ne suffit pas d’attendre que l’histoire suive son cours, c’est maintenant qu’il faut agir.

Même s’ils voulaient aller au-delà de la conspiration, Marx et Engels semblaient ne pas vouloir se débarrasser de sa rhétorique. Nous savons tous comment commence le Manifeste du parti communiste : le spectre du communisme et un complot visant à l’étouffer par une « sainte alliance » (Hetzjagd) qu’Engels avait déjà qualifiée de conspiration5. Le programme de ce manifeste était de prendre ce qui était apparu comme fantôme et de le construire comme Geist (esprit). En ce sens, on peut dire que le Manifeste du parti communiste est la négation déterminée du conspirationnisme, c’est-à-dire qu’il tente de surmonter la nature impulsive des conspirations ouvrières en les inscrivant dans une perspective à long terme qui met en évidence leur contraire – un plan qui tient compte des lois de l’histoire. L’effet recherché était de forger une nouvelle logique pour donner forme aux conflits entre individus, en les transformant en conflits entre classes, maximisant ainsi la participation au conflit. À cette fin, la classe et l’intérêt de classe sont devenus des catégories logiques et pratiques pour orienter l’antagonisme prolétarien au profit de la classe dans son ensemble plutôt que de petits groupes de rebelles.

Malgré son mépris pour ceux qu’il appelle en France les « bohèmes » conspirateurs – qu’il met dans le même sac que les prostituées et les voleurs6 –, Marx admire la variante russe des conspirateurs qui composent le groupe révolutionnaire Volonté du peuple, fondé en 1879. Le programme du groupe comprenait une « activité terroriste » visant à « anéantir les personnalités les plus odieuses du régime » et à « détruire l’aura du pouvoir gouvernemental ; donner une preuve constante de la possibilité de lutter contre le régime »7. Marx a salué l’héroïsme du groupe et, selon le sociologue marxiste Teodor Shanin, il s’est « vivement opposé à ses détracteurs »8. Contrairement à ceux pour qui le marxisme est une activité doctrinaire consistant à observer et à commenter les tendances économiques et à s’en servir comme d’un « permis de ne rien faire »9, Marx a insisté sur le fait que ce sont les gens eux-mêmes – par le biais d’une praxis révolutionnaire – qui changent les circonstances10. En ce sens, la négation déterminée du conspirationnisme par Marx et Engels consistait en leur propre plan d’élimination du travail salarié et de la société appauvrie qu’il a créée.

On peut dire sans risque de se tromper que le point de vue de Marx oscillait entre un programme hégélien visant à doter le prolétariat de sa propre logique et une approbation des actes révolutionnaires qui ne se cantonnaient pas nécessairement « dans les limites du logiquement présumable »11. Dans ce qui est sans aucun doute un geste similaire pour notre époque post-lumière, un livre anonyme portant le titre énigmatique de Manifeste conspirationniste a récemment été traduit du français par l’estimable Robert Hurley et publié dans le cadre de la série Intervention de Semiotext(e). L’avant-propos de la version « américaine » établit le programme suivant pour l’ouvrage : « Puisse la publication de ce livre en américain aider au raffinement de celles-ci et de notre compréhension du cauchemar où nous nous trouvons plongés »12.

1. La folie : Le premier pas vers la guérison

Avant la publication du livre, toutes sortes de rumeurs et d’allégations ont été diffusées en ligne sur son contenu infâme – sans doute par des personnes qui n’avaient pas pris la peine de le lire. M’attendant à ouvrir le livre et à y lire le pire, j’ai été ravi de constater qu’il contenait au contraire une histoire passionnante de mensonges et de tromperies, ainsi qu’un plan de rédemption, le tout écrit dans un langage passionné qui se rapproche de ce que Dante appelait « le vulgaire ». En effet, le style de prose du livre rappelle davantage Le Spleen de Paris de Baudelaire que n’importe quel traité politique.

Le Manifeste conspirationniste passe d’un genre à l’autre : critique, poésie, citations détournées, récit historique et analyse stratégique, le tout accompagné d’une sélection d’images et de mèmes. Avec sa teneur toujours carnavalesque, le livre dégonfle plutôt qu’il ne gonfle le concept de conspiration. En d’autres termes, il laisse entendre que derrière les théories du complot disséminées au fil des pages – dont beaucoup renvoient à des jeux de pouvoir plutôt banals sans signification plus profonde – il n’y a que du vide, aucun plan, aucun leader mondial omnipotent. La leçon secrète du livre pourrait être que le trône du pouvoir est vide, ce qui signifie que tout est vraiment à prendre. Les avertissements du livre ne visent pas à susciter une peur paralysante ou une paranoïa pathologique : ils semblent plutôt suggérer que ceux qui sont déterminés à mettre leur passion pour la justice en action pourraient être surpris par la fragilité réelle du statu quo. Toutefois, une telle action a plus de chances de réussir si elle s’accompagne d’un plan – une conspiration – visant à orienter les flux anarchiques du monde vers quelque chose que l’on pourrait appeler le communisme.

La question est de savoir si ce livre est le signe d’un tournant plus général vers le besoin de conspirations sous la forme de plans concrets sur la manière dont nous pouvons construire un avenir souhaitable. L’instabilité qui imprègne un monde de frénésie nationaliste, de politiques industrielles ressuscitées et de menaces d’une nouvelle guerre mondiale crée l’espoir, tant à droite qu’à gauche, que l’avenir peut être organisé étape par étape en démontant et en exposant la logique du présent. En lisant ce livre, on peut presque entendre les mots du regretté Mike Davis, qui insistait dans l’un de ses derniers textes sur le fait que « jamais autant de pouvoir économique, médiatique et militaire fusionné n’a été mis entre si peu de mains ». Cela devrait nous inciter à nous recueillir sur les tombes des héros Aleksandr Ilyich Ulyanov, Alexander Berkman et l’incomparable Sholem Schwarzbard » – trois conspirateurs qui ont lutté contre la machine de guerre nihiliste de l’État-nation moderne13. De l’autre côté du spectre politique, Ross Douthat spécule dans le New York Times que le gouvernement américain veut que le public croie aux Ovnis afin de créer la confusion et le chaos14. À l’heure des mutineries de mercenaires et des oléoducs qui explosent, les conspirations sont omniprésentes15. Aujourd’hui, certains responsables du gouvernement américain pensent que le Covid-19 est une fuite d’un laboratoire chinois, alors que Jeffrey Sachs affirmait en 2022 qu’il pourrait même être d’origine américaine16. En réduisant les conspirations à une lutte pour des intérêts économiques et politiques banals, ce manifeste anonyme montre qu’il est nécessaire de planifier la manière dont nous pouvons nous éloigner du monde sombre qu’il dépeint. Contre les conspirations du marché et de la guerre, il nous exhorte à planifier un avenir vivable et désirable. Nos ennemis sont organisés. Pour s’en débarrasser, il faut que nous ayons notre propre plan.

Les dernières pages du livre contiennent la clé de voûte qui permet de comprendre le type spécifique de conspiration qu’il préconise : « Résister, surtout, à la tentation de se refermer en un groupe, en une entité qui s’appréhende à son tour depuis le dehors »17. Ce type de conspiration diffère considérablement de celui préconisé par Louis Auguste Blanqui, révolutionnaire français influent du XIXe siècle. Ce que le Manifeste conspirationniste appelle de ses vœux n’est pas l’activité de petites sectes blanquistes fermées tentant de réaliser des coups d’État en faveur d’intérêts partiels, mais plutôt une conspiration ouverte impliquant la transmission d’une analyse à large audience, invitant à la participation d’une foule hétérogène et non spécialisée. Il s’agit de « parvenir à organiser la rencontre, en somme. Et ainsi, tisser un plan conspiratif qui va s’étendant, se ramifiant, se complexifiant, s’approfondissant »18.

Le titre français du livre n’est pas « Manifeste complotiste », qui serait l’équivalent conventionnel de « Conspiracist manifesto », mais « Manifeste conspirationniste ». L’utilisation de l’adjectif « conspiration » (littéralement « respirer ensemble ») évoque le pneuma, la substance unitaire qui, pour les stoïciens, remplit le monde et relie tout. Respirer quoi ensemble ? Du gaz lacrymogène. Le Manifeste conspirationniste semble avoir été écrit en premier lieu pour le mouvement des « gilets jaunes » en France. C’est paradoxal, car les « gilets jaunes » étaient tout sauf un complot. Il s’agissait d’un mouvement spontané, sans programme précis, qui a émergé presque automatiquement en réponse à la hausse des prix de l’essence, avant d’être stoppé par le confinement de 2020. Le mouvement était typique de nombreux « non-mouvements » de notre époque en ce sens que, s’il semblait capable d’exercer une force insurrectionnelle contre le gouvernement, sa politique était difficile à cerner19. Certains ont attribué au mouvement une politique limitée à la dénonciation des politiques gouvernementales injustes, le qualifiant d’« interclassiste » – plus un mouvement populiste qu’une lutte des classes20. Contrairement à ces dénonciations faites par une avant-garde éclairée, le Manifeste conspirationniste se situe directement au milieu de la foule des « gilets jaunes ». Plutôt que de critiquer ou de dénoncer le mouvement, il cherche à intervenir de l’intérieur afin de clarifier les enjeux et de proposer une stratégie pour avancer vers un horizon révolutionnaire.

Dans cette perspective, nombre de croyances vagues, voire erronées, du prolétariat peuvent être accueillies comme des étapes, voire des erreurs de conscience, dans une odyssée insurrectionnelle en cours. À travers des batailles successives avec de vrais ennemis de classe – la police, les politiciens, les intellectuels qui répondent cyniquement aux soulèvements –, ces croyances subiront une série de négations qui les rendront de plus en plus déterminées. Conspirer, c’est mélanger des éléments impurs ; c’est pourquoi Marx appelait ses rivaux conspirateurs les « alchimistes de la révolution ». De ce point de vue, le Manifeste conspirationniste est unique parmi les livres communistes en ce qu’il compatit à la folie des motifs erronés de nombreux prolétaires, qui prennent souvent la forme de théories du complot. En effet, il accueille cette folie dans le but de l’incorporer dans une conspiration révolutionnaire. C’est peut-être là sa propre négation du conspirationnisme.

Ceux qui sont descendus dans la rue lors de la rébellion de George Floyd n’étaient pas étrangers aux théories du complot. Contrairement à ceux qui prétendent qu’« aucune insurrection prolétarienne » n’a jamais été « poussée en avant par le mythe et la mystification », il faut insister sur le fait que la rébellion de George Floyd était un carnaval de folie animé par des monstres sublimes issus de tous les cercles de l’enfer21. En l’absence d’une ligne communiste cohérente pour guider ces mouvements, la croyance en un mythe ou en une théorie de la conspiration est susceptible d’être un motif commun, voire un motif par défaut, pour les soulèvements d’aujourd’hui. Les prolétaires croient les choses les plus folles. À cet égard, il convient de citer longuement Lénine :

« Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution.

La révolution russe de 1905 a été une révolution démocratique bourgeoise. Elle a consisté en une série de batailles livrées par toutes les classes, groupes et éléments mécontents de la population. Parmi eux, il y avait des masses aux préjugés les plus barbares, luttant pour les objectifs les plus vagues et les plus fantastiques, il y avait des groupuscules qui recevaient de l’argent japonais, il y avait des spéculateurs et des aventuriers, etc. Objectivement, le mouvement des masses ébranlait le tsarisme et frayait la voie à la démocratie, et c’est pourquoi les ouvriers conscients étaient à sa tête »22.

La leçon que l’on peut en tirer est que toute personne prenant position au sein de ces mouvements doit veiller à ne pas s’opposer aux croyances délirantes, voire à la folie ; il s’agit de trouver un moyen de la laisser respirer, car la folie peut être une arme miraculeuse. La pauvreté provoque une forme de folie destructrice de l’âme. Essayer de passer le test du smog en Californie est de la folie. La folie peut être une forme enivrante de haine de classe qui pousse les prolétaires à tout risquer même lorsqu’ils ont peu de chances de gagner contre leurs adversaires. C’est pourquoi les communistes doivent disposer d’outils pour travailler avec elle.

Pour Freud, les délires sont une tentative de guérison ; ils amorcent le processus qui consiste à donner un sens à des expériences qui ne peuvent être traitées autrement. Personne ne choisit d’être délirant, ce qu’il faut garder à l’esprit lorsque l’on interagit avec des prolétaires qui pourraient avoir recours à des théories du complot pour expliquer les raisons qui les poussent à s’opposer à la classe dirigeante. Cela ne veut pas dire que les illusions ne peuvent pas être erronées ou incroyablement nuisibles ; il s’agit de développer une nouvelle méthode analytique pour écouter et travailler avec ces croyances plutôt que de se positionner a priori contre elles. L’une des lacunes du Manifeste conspirationniste est peut-être qu’il néglige de formuler une telle méthode analytique – quelque chose qui permettrait de contrer le fait évident de l’identification et de la croyance et de donner à la pensée conspirationniste une articulation toujours plus précise, empêchant ainsi une rupture totale avec la réalité.

2. De la biopolitique à la noopolitique

Le Manifeste conspirationniste lance une critique rigoureuse d’une grande partie de la gauche radicale pour son incapacité à prendre en compte une critique de la biopolitique pendant la pandémie. Bien que le concept soit le plus étroitement associé à Michel Foucault, c’est peut-être Marx qui fournit la description la plus lapidaire de ce qui est en jeu dans la biopolitique : « Ce n’est pas seulement la maladie, mais aussi le médecin qui est un mal. Sous la tutelle constante de la médecine, la vie serait considérée comme un mal et le corps humain comme un objet à traiter par les institutions médicales. La mort n’est-elle pas plus souhaitable que la vie qui n’est qu’une mesure préventive contre la mort ? »23. En commençant par l’histoire de l’interventionnisme médical, le Manifeste conspirationniste avance un récit historique des façons dont le capitalisme interfère et gère la production de la vie humaine et des populations sociales. Si les auteurs tiennent à cette ligne de pensée, c’est parce que pour eux, la révolution n’est pas seulement une question d’ajustement de l’économie, elle implique la transformation de l’espèce humaine elle-même : pour eux, la révolution est avant tout une question anthropologique qui implique la production de nouvelles formes de vie.

À cette fin, le livre construit ce que l’on peut appeler une anthropologie négative de l’humain. C’est le philosophe allemand Günther Anders qui a inventé ce terme pour décrire l’être humain comme un « être fondamentalement malsain qui ne peut pas être sain et ne veut pas l’être, c’est-à-dire l’être indéfini, indéfinissable, qu’il serait paradoxal de vouloir définir »24. En mettant l’accent sur la manière dont l’être humain est construit par la gouvernance, Anders suggère que l’être humain n’a pas d’essence fixe et qu’il peut donc à la fois se transformer et être transformé par son environnement. À cet égard, le Manifeste conspirationniste dépasse la catégorie de la simple biopolitique et propose une critique de ce que l’on a appelé la noopolitique, ou psychopolitique – des techniques de contrôle visant à coloniser le Geist (à la fois l’âme et l’esprit).

Les auteurs utilisent la pandémie pour démontrer que la gouvernance sous l’état d’exception est émise comme une série de doubles contraintes – des « injonctions contradictoires »25 – qui détruisent cumulativement les bases de la pensée rationnelle individuelle. Le résultat final est une forme de folie au sein de la population qui est ordinaire plutôt que pathologique. Cette guerre contre la création de sens nuit à la santé mentale de la population, comme en témoigne, par exemple, la crise de la santé mentale qui sévit aux États-Unis. Dans cette optique, le Manifeste fait le pari que l’antagonisme social traverse chaque individu : le théâtre des opérations de la guerre des classes contemporaine est l’âme. Le livre soutient que l’âme n’est pas une propriété individuelle, mais un « bien commun » de l’expérience collective du monde, du cosmos, et des affects positifs qui surgissent lorsque les interconnexions sont reconnues.

Il est peut-être utile de dresser un bilan de l’impact de la pandémie trois ans après les faits. Si les bouclages ont permis de sauver des vies, ils ont aussi, pour beaucoup, rompu les quelques liens sociaux ténus qui leur restaient. La consommation de l’atomisation a eu de nombreux effets durables qui restent à traiter. Les violences domestiques ont également connu une forte augmentation. Une étude de la London School of Economics, citée par le New York Times, rapporte que « des pays comme la France, la Chine, l’Inde, l’Espagne et le Royaume-Uni ont connu une augmentation de plus de 20 % des appels d’urgence pour violence domestique »26. Ces conséquences de l’enfermement sont d’autant plus regrettables que l’isolement social imposé n’était pas le seul moyen efficace de lutter contre Covid. Comme le démontre le médecin, historien et autonomiste de toujours Karl Heinz Roth, il existait de nombreuses alternatives pratiques et conceptuelles à la doctrine dominante de l’enfermement. Il affirme que les interventions épidémiologiques – qui reposaient essentiellement sur des mesures de prévention et de protection ciblées – ont été essentielles pour enrayer la propagation, mais qu’il n’en va pas de même pour les mesures d’enfermement, qui visaient principalement à mettre en évidence le pouvoir absolu de la classe dirigeante dans une situation de crise. En effet, de nombreuses mesures de confinement ont exacerbé les effets négatifs de la pandémie. Par exemple, les parcs et les espaces extérieurs ont été fermés dans le monde entier « alors qu’il est bien connu que le Covid est transporté par des particules exhalées ou crachées qui s’évaporent rapidement à l’extérieur »27. En conséquence, écrit M. Roth, l’application de mesures générales de confinement n’a pas permis d’offrir une protection spécialisée aux groupes les plus exposés : les personnes âgées et les malades chroniques. En accordant la priorité à la protection et à la prise en charge de ces groupes, on aurait considérablement réduit le nombre d’hospitalisations et de décès. Le non-respect de ces mesures ciblées a dévasté le tissu social en donnant la priorité aux politiques d’enfermement.

Mais le Manifeste conspirationniste voit dans cette destruction du social une opportunité de rédemption. Dans une étonnante inversion dialectique, le dernier chapitre du livre affirme que l’isolement forcé et la destruction concomitante du social qui ont résulté des mesures de lutte contre la pandémie ont mis fin à une forme d’existence collective qui ne vaut pas la peine d’être sauvée. En opposition à une forme abstraite de solidarité fondée sur l’appartenance à la même société, il propose une forme concrète de solidarité en tant qu’obligation d’aimer l’autre sur la base d’une participation partagée à une conspiration commune.

3. Une réalité des âmes

Dans sa préface de 1962 à la Théorie du roman, György Lukács écrit : « Le point de départ en fut le déclenchement de la guerre de 1914, la réaction de l’intelligentsia de gauche devant l’attitude de la social-démocratie qui avait approuvé cette guerre »28. Dans son format original, le livre devait contenir une série de dialogues dans lesquels « un groupe de jeunes gens auraient essayé d’échapper à la psychose ambiante de guerre, comme les narrateurs de nouvelles dans le Décaméron tentent d’échapper à la peste »29. La théorie du roman montre comment le passage de l’épopée au roman correspond au passage d’une Gemeinschaft (communauté) à une Gesellschaft (société). Dans le dernier chapitre du livre, Lukács affirme que Tolstoï représente le premier signe de dépassement de la tradition romantique européenne dans la mesure où l’on peut dire que ses romans dépassent les formes sociales de la vie. Plutôt que de se contenter de dépeindre des figures sociales standardisées, les romans de Tolstoï soulignent « refus utopique du monde de la convention s’objective en une réalité également existante »30. L’utopie de Tolstoï se trouve en dehors de la société, dans la nature.

Selon Lukács, Dostoïevski va encore plus loin. Contrairement à Tolstoï, il n’écrit pas de romans. Les œuvres de Dostoïevski sont plus proches de l’épopée : elles dépeignent un monde utopique d’une « pure réalité des âmes », un monde qui dépasse la nature dans son opposition à la culture, ainsi que la culture moderne dans son dualisme (individu vs communauté) et son aliénation31. Ce monde utopique équivaut à une nouvelle « topographie transcendantale » au-delà de l’itinérance métaphysique du monde occidental. À cet égard, les écrits de Dostoïevski offrent une perspective de rédemption utopique contre le social. En d’autres termes, la rédemption ne se trouve pas dans la réalisation des identités sociales qui nous sont imposées par la société, mais plutôt dans leur abandon. S’il existe des liens sociaux significatifs qui méritent d’être préservés, ce qui a été détruit par la société moderne, ce sont les formes de tradition qui donneraient à ces liens sociaux un contexte et un sens plus large. Dans ses notes pour un livre sur Dostoïevski qui n’a jamais vu le jour et qui est cité dans le Manifeste conspirationniste, Lukács donne un exemple de ce que signifie la recherche de la rédemption en dehors des formes sociales :

« C’est la sphère d’une réalité des âmes dans laquelle l’homme apparaît en tant qu’homme et non comme être social, ni davantage comme pure intériorité, par là même abstraite, isolée et incomparable, dans laquelle, s’il arrive un jour qu’elle soit présente comme chose naïvement vécue et spontanée, comme la seule réalité véritablement effective, une nouvelle et parfaite totalité pourra se construire, faite de toutes les substances et relations qui sont possibles en elles et, n’usant de notre réalité qu’à titre d’arrière-plan, la laissera tout aussi loin derrière elle que notre monde dualiste, social et “intérieur” a laissé celui de la nature derrière lui. »32.

Le Manifeste conspirationniste défend de tels liens cultivés par des expériences de lutte partagées, et encourage le développement de ce qu’il appelle un « communisme de la pensée ». Pour reprendre les termes de Dostoïevski, il s’agirait d’une « pensée plus forte que toutes les calamités, les mauvaises récoltes, la torture, la peste, la lèpre et tout cet enfer que les hommes n’auraient pu supporter sans la pensée qui les lie, guide leurs cœurs et fait fructifier les sources de la vie de la pensée »33.

Lukács a écrit tout cela sous le charme de ce qu’il considérait comme les actes héroïques de bandes de terroristes russes dans la période précédant la révolution russe. Tout comme Marx avant lui et son contemporain Ernst Bloch, il était fasciné par ce qui se passait en Russie. Lukács a tenu à traduire une sélection d’écrits publiés en Russie entre 1904 et 1907, car, selon lui, ces terroristes représentaient « un nouveau type d’homme »34. Lukács est particulièrement enthousiaste à l’égard d’un roman intitulé Le Cheval blême de V. Ropshin, qui fictionnalise les actions réelles d’un certain Ivan Kalyayev, membre du Parti socialiste révolutionnaire – qui succède à Volonté populaire, le groupe que Marx défendait avec tant d’ardeur. Dans le cadre du programme de ce groupe, Kalyayev entreprend en février 1905 d’assassiner le grand-duc Sergueï, mais avorte sa première tentative après avoir constaté que le carrosse dans lequel voyageait le duc contenait un enfant. Ne pouvant justifier le meurtre d’un innocent, Kalyayev décide d’attendre pour passer à l’acte. Deux jours plus tard, il réussit à le faire alors que le duc se trouvait juste à l’extérieur du Kremlin. Kalyayev est immédiatement appréhendé, arrêté et pendu.

Le dernier chapitre du Manifeste conspirationniste porte le titre olympien de « Nous vaincrons parce que nous sommes plus profonds ». Tout comme la Théorie du roman, le livre semble avoir été écrit dans un geste de retrait de la gauche, qu’il considère comme apportant un soutien aveugle à la guerre de destruction psychologique en cours. Le Manifeste pose la figure des résistants antifascistes du « Maquis » comme référence historique du type de résistance qu’il appelle de ses vœux. Le « Maquis » était un réseau clandestin de résistants au régime de Vichy en France qui s’organisaient en cellules pour mener des attaques contre les forces du régime fasciste. Selon le Manifeste conspirationniste, il s’agit de la forme d’organisation qui incarne le mieux l’aspiration de Lukács à une réalité des âmes, un concept repris dans les dernières pages du Manifeste. Alors que la gouvernance cybernétique traite les individus comme des boîtes noires qui ne sont connectées qu’en tant qu’extériorités – des coquilles vides –, la résistance communiste contemporaine impliquerait un contact concret entre les âmes. Dans le sillage d’une société sursaturée de haine et d’inimitié, et donc irrémédiablement fragmentée, il nous demande d’imaginer une forme non sociale de communisme. En ce sens, nous pouvons, avec Fichte, nous réjouir de la décadence sociale en cours et du fait que la « normalité » prépandémique ne sera jamais complètement rétablie.

Avec cette forme non sociale de communisme, le manifeste se situe dans une trajectoire tracée par Jacques Camatte avec son injonction : « Il faut quitter ce monde ». Comme l’explique Camatte : « quand Bordiga disait qu’il faut se conduire comme si la révolution était déjà advenue, il réclamait un “ethos” déterminé, différent de celui des épigones se complaisant dans une conduite lénino-trotskyste »35. Récemment, les politiques dépassées qui forment l’épine dorsale du programme écolo-bolcheviste d’Andreas Malm ont séduit le public en appelant à des actes de sabotage pour défendre la terre. Si de tels actes sont tout à fait justifiés, l’urgence de la crise écologique ne rend pas magiquement pertinentes des formes d’organisation anachroniques.

Contre ces fantasmes nostalgiques, le Manifeste conspirationniste nous demande d’élaborer un éthos conspirateur fondé sur des formes d’organisation plus adaptées aux luttes actuelles. Comme mentionné plus haut, son modèle d’organisation est une forme plus ouverte et plus fluide des cellules blanquistes, où les partisans veillent à ne pas s’enfermer dans des groupes fixes et insulaires. Si certains peuvent y voir une régression dans la progression logique de la lutte, il convient de rappeler que « les organisations conspiratrices de Blanqui [ont] cédé la place à des organisations de masse de la classe ouvrière. De nombreux disciples de Blanqui rejoignirent le Parti socialiste (SFIO), dont la majorité forma en 1920 le Parti communiste français »36. Les conspirations sont un antidote important au terrible cynisme et à l’attentisme qui caractérisent notre époque actuelle de désorganisation du prolétariat. Parallèlement à ces conspirations, le livre nous invite à reconstruire des mondes habitables. Au vingtième siècle, le communisme a désigné un ensemble concret de mondes auxquels on pouvait participer. Si vous étiez communiste en Europe occidentale, vous pouviez voyager en Europe de l’Est et apprendre l’allemand ou les langues slaves. Vous pouviez aller à Cuba. Vous pouviez construire des routes en Yougoslavie, en Albanie ou en Chine. Aujourd’hui, de tels mondes restent à construire. Conspirez donc. Conspirez pour planifier une vie au-delà de l’anarchie de la société de marché. Conspirez pour inventer une nouvelle forme de participation au monde à partir de ce monde précaire de guerres et de conflits. Conspirez pour la paix, conspirez pour l’amour.

Hunter Bolin

1 Friedrich Engels, “On the History of the Communist League,” in Marx and Engels Selected Works, vol. 3 (Progress Publishers, 1970).

2 Karl Marx, “Les Conspirateurs, par A. Chenu,”in Marx & Engels Collected Works, vol. 10 (Lawrence & Wishart, 1978), 319.

3 Friedrich Engels, “Introduction to Marx’s Class Struggle in France,” in The Revolutionary Act: Military Insurrection or Political and Economic Action? (New York News Company, 1922).

4 Walter Benjamin, Werke und Nachlaß. Kritische Gesamtausgabe 8: Einbahnstraße (Surkampf, 2009), 50

5 Marx & Engels Collected Works, vol. 10 (Lawrence & Wishart, 1978), 14.

6 Marx, “Les Conspirateurs, par A. Chenu,”319.

7 “The People’s Will: Basic Documents and Writings,” in Late Marx and the Russian Road: Marx and the “Peripheries of Capitalism, ed. Teodor Shanin (Monthly Review Press, 1983),210.

8 Teodor Shanin, “Late Marx: Gods and Craftsmen,” in Late Marx and the Russian Road,21.

9 Shanin, “Late Marx: Gods and Craftsmen,”21.

10 Karl Marx, “Theses on Feuerbach,” Marx & Engels Collected Works, vol. 5 (Lawrence & Wishart, 1975), 4.

11 Karl Marx, “Critique of the Gotha Programme,” Marx & Engels Collected Works, vol. 24 (Lawrence & Wishart, 1989), 94.

12 « Préface à l’édition américaine du Manifeste conspirationniste », Entêtement, juin 2023. https://entetement.com/preface-a-ledition-americaine-du-manifeste-conspirationniste

13 Mike Davis, “Thanatos Triumphant,” Sidecar, March 7, 2022.

14 Ross Douthat, “Does the U.S. Government Want You to Believe in U.F.O.s?” New York Times, June 10, 2023

15 “What Just Happened in Russia? The Wagner Crisis Explained,” Washington Post, June 27, 2023 ; Alexander Zevin and Seymour Hersh, “How to Blow Up a Pipeline,” Sidecar, Febraury 15, 2023.

16 Julian E. Barnes, “Lab Leak Most Likely Caused Pandemic, Energy Dept. Says,” New York Times, February 26, 2023 ; Connor Boyd, “Covid Leaked from an AMERICAN Lab … Claims Top US Professor Described as ‘Xi Propagandist,’” Daily Mail, July 4, 2022.

17 Anonyme, Manifeste conspirationniste, Seuil, Paris, 2022.

18 Ibidem.

19 Le terme « non-mouvements », qui vient d’Asef Bayat, a été repris par Endnotes dans son essai Onward Barbarians pour décrire la nature inorganisée des manifestations antigouvernementales contemporaines.

20 Temps critiques, “Sur le mouvement des Gilets jaunes,” Temps critiques, no. 19 (December 2018).

21 Research and Destroy, “The Dilemma,” Ill Will, January 24, 2021.

22 V. I. Lenin, “The Irish Rebellion of 1916,” Irish Marxists Review 4, no. 14 (November 2015). Emphase originale.

23 Karl Marx, “Rheinische Zeitung No. 132, Supplement May 12, 1842,” Marx & Engels Collected Works, vol. 1 (Lawrence & Wishart 1975), 162.

24 Günther Anders, Die Antiquertheit des Menschen II (C. H. Beck, 2014),221. Traduction de l’auteur.

25 Manifeste conspirationniste, op. cit.

26 Ria Ivandić, Tom Kirchmaier, and Ben Linton, “Changing Patterns of Domestic Abuse During Covid-19 Lockdown,” Center for Economic Performance, London School of Economics, November 2020

27 Karl Heinz Roth, Blinde Passagiere: Die Coronakrise und die Folgen (Verlag Antje Kunstmann, 2022), 303. Traduction de l’auteur.

28 Georg Lukács, Theory of the Novel: A Historico-philosophical Essay on the Forms of Great Epic Literature, trans. Anna Bostock (MIT Press, 1971), 11.

29 Lukács, Theory of the Novel,11–12.

30 Lukács, Theory of the Novel, 144.

31 Lukács, Theory of the Novel, 152.

32 Georg Lukács, Dostojewski: Notizen und Entwürfe (Akadémiai Kiadó, 1985),29. Traduction de l’auteur.

33 Fyodor Dostoevsky, The Idiot, trans. Larissa Volokhonsky and Richard Pevear (Vintage, 2012), 379.

34 Lukács à Paul Ernst, Avril 14, 1915, Correspondance de jeunesses 1908-1917.

35 Jacques Camatte, “Scatologie et résurrection,” Revue Invariance 

36 Doug Enaa Greene, Communist Insurgent: Blanqui’s Politics of Revolution (Haymarket, 2017), 138–39.

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