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Le Manifeste conspirationniste ou l’insoutenable miroir de notre défaite

En avril 2020, j’avais donné à lundimatin un petit texte intitulé «Et soudain nous fûmes défaits» dont le titre ramassait tout le contenu, sauf à préciser qu’il s’agissait des mesures sanitaires d’alors. La rédaction l’avait aimablement publié (n° 238), non sans me faire remarquer son pessimisme dénué de perspective, ce dont je convenais tout penaud, promettant de faire mieux à l’avenir, promesse qui se révéla au-dessus de mes modestes moyens.

Cet engagement téméraire, d’autres devaient le tenir, courant janvier 2022, en publiant le Manifeste conspirationniste. Ce livre vaut mieux que le silence gêné que beaucoup lui opposent depuis plus de trois ans, car tout indique sa profonde sincérité. Il est des deuils si douloureux, souvent ceux d’un enfant, qu’ils conduisent les parents à des comportements ségrégés, à l’extérieur ils reçoivent naturellement les condoléances de leurs proches, ils vont se recueillir sur la tombe de celui qui jamais n’aurait dû les quitter, ils portent même des vêtements de deuil, mais une fois rentrés chez eux, ils entretiennent la chambre de leur enfant défunt comme s’il devait rentrer de l’école tout à l’heure, ils lui préparent même un bon goûter et le soir encore ils mettent son couvert. Ces parents endeuillés vivent ainsi, un temps durant, dans deux réalités ségrégées, l’une n’invalidant pas l’autre, la perte et le manque d’un côté, de l’autre la présence de l’être aimé. Il me semble que le Manifeste conspirationniste, tout animé d’un tel être au monde ségrégé, n’a pu être écrit que dans le terrible deuil qui nous frappe depuis trois ans, dans la douleur du manque de cette puissance minimale qui nous semblait acquise. Ceux qui ressentent une telle perte ont tout à gagner à poursuivre jusqu’à son terme la balade hallucinée que propose l’ouvrage.

Une telle dénégation de l’échec n’est qu’une manière d’aveux

Notre victoire est certaine, le Manifeste le claironne de ses premières pages à sa conclusion, si fort qu’il n’en faut évidemment rien croire.

Proclamer, contre alors deux ans d’évidence, la faiblesse de l’ennemi :

Ce monde ne parviendra pas à enjamber son propre cadavre. Son grand coup est désespéré. Qu’il n’ait rencontré presque aucune résistance prouve assez combien plus rien ne tient. (p. 18)

Seulement voilà, la « société ouverte » des néolibéraux, même la terre n’en veut plus. Le pari de la stabilisation par l’accélération est un bluff sur une main faible. (p. 97)

Chanter, jusqu’à s’étourdir soi-même, l’inanité des méthodes de l’ennemi :

Toute cette terreur n’est pas sérieuse. C’est celle d’un monde fini, mais qui ne veut pas finir. Qui n’est que volonté vide de durer. Qui est à la merci d’un éclat de rire trop contagieux. (p. 17)

On pourrait appeler cela la dialectique de la mystification : les arts de la manipulation ont atteint un tel degré de diffusion qu’ils ne fonctionnent plus. (p. 185)

Ce qui les rend dingues, avec les conspirationnistes, c’est de s’aviser que leur pari a raté. Il ne suffit pas de nous distraire et de nous terrifier pour nous tenir. Nous nous renseignons. Nous nous formons. Nous discutons. Nous lisons. Nous pensons. Pire, nous nous appliquons à partager ce que nous croyons avoir compris. Nos moyens sont maigres, mais nous ne sommes pas près de renoncer à déceler leurs manœuvres. Et surtout nous savons, nous, où nous habitons. (pp. 223-224)

En appeler enfin à nos propres forces, terrible page 375, Résistance et Victor Serge :

« Le “bon” de la Résistance […] : c’était cette grande âme partagée. […] Nous étions une vingtaine qui vivions l’âme ouverte » (Jacques Lusseyran, Et la lumière fut, 1953). […] Victor Serge remarquait, en son temps, qu’« il n’est pas de force au monde qui puisse endiguer le flot révolutionnaire quand il monte et que toutes les polices, quels que soient leur machiavélisme, leur science et leurs crimes, sont à peu près impuissantes ». (Les Coulisses d’une sûreté générale. Ce que tout révolutionnaire devrait savoir sur la répression, 1925) (p. 375)

Il ne reste plus à affirmer en titre du dernier chapitre et en quatrième de couverture : « Nous vaincrons parce que nous sommes plus profonds ».

Pour halluciner telle victoire, il faut vraiment se trouver frappé au cœur par le deuil, jusqu’au déni, jusqu’à reconstituer ce petit coin de table où viendra dîner bientôt, n’en doutons pas, nos amis de la Résistance et du Trotskysme d’avant les trahisons de la IV° Internationale. Mais l’on sait bien notre terrible deuil et c’est pour cela précisément qu’on limite le délire à ce petit coin de table chéri.

Les auteurs du Manifeste ont figé un petit monde ségrégé de victoire fantasmatique

Dans le monde, réel, la défaite est nôtre, le Manifeste ne laisse aucun doute sur ce point :

Par bien des aspects, la rupture de 2020 est sœur de celle de 1914. Même caractère étouffant, sans vergogne, téléphoné mais efficace de la propagande. Même trahison béante de la gauche. Même désert qui se fait soudain autour de ceux qui ne flanchent pas. (pp 42-43)

L’effet de choc, l’effet de souffle de l’offensive adverse, l’effet recherché par la terreur est de nous couper de tout ce que nous savons intimement. De nous faire perdre le fil de toute certitude. De nous faire perdre pied. C’est cela le great reset véritable. (p. 23)

Une nouvelle « cité », manifestement, est en formation. Pour nous, il convient de n’en pas faire partie. De nous soustraire au parc humain. (p. 82)

Mais les auteurs imaginent un petit monde merveilleux où, comme l’ose même un titre de chapitre, «Lacontre-révolutionde2020répondauxsoulèvementsde2019», où, comme l’affirme un autre, «La guerre froide n’a jamais pris fin» où même «L’enfer présent n’est que la réalisation du vieux projet positiviste ». Contre toute évidence, ce monde rêvé constitue nécessairement un présent éternel :

Fondamentalement, le type humain standard, le type idéal des sociétés démocratiques n’a pas changé depuis les années 1950. C’est un type cool, sympa, empathique, collaboratif, mobile, adaptable, pas névrosé ni obsessionnel, dépourvu de ressentiment, au-delà des conflits intérieurs comme extérieurs, sans façon, sans attache et sans conviction trop affirmées – smart, en somme. (pp 142-143)

Les cosmocrates ne cessent de nous désigner le futur, apocalyptique ou enchanteur, pour nous détourner de leurs crimes passés, sur quoi repose leur pouvoir présent. Nous savons qui ils sont. Nous les avons vu faire depuis des millénaires. Nous sommes le savoir accumulé des générations,

possiblement de l’espèce tout entière. Le coup qu’ils sont en train de nous faire avec leur programme de convergence NBIC, ils nous l’ont déjà fait cent fois. (p. 367)

Même dans ce monde ségrégé, vient le moment pathétique où le rôti refroidit devant la chaise vide, où il faut bien débarrasser la table avant d’aller se coucher, et les malheureux parents s’acquittent de cette tâche avec toute la lucidité nécessaire, ce ne sont pas des fous, ils sont juste en deuil, tout comme nous :

La montée en épingle de l’épidémie, avec ces regards écarquillés et pleins de frayeur sur des visages barrés de masques, avec cette vision sous acide des milliards de germes en suspension qui vous cernent, avec cette aura microbienne qui enveloppe les corps mêmes des êtres aimés – ce mal universel en somme –, a permis de réaliser à l’échelle planétaire la vieille anthropologie de Hobbes : celle de la défiance omnilatérale, de l’hostilité universelle, de la guerre suspendue de tous contre tous. Celle-là même qui rend si nécessaires et l’État et l’économie. The Circle Game assure, à sa suite, la promotion de la véritable guerre froide dans laquelle nous nous trouvons quotidiennement englués : ce règne universel du calcul qui ne s’avoue pas. (p. 118)

Qui peut dire que, depuis deux ans, nous ne sommes pas systématiquement soumis à une succession de stimuli de peur visant à générer un état de régression docile, à un rétrécissement méthodique de notre monde, à des injonctions contradictoires visant à nous rendre suggestibles ? Tout n’est-il pas fait pour nous placer dans une situation de contre-pied existentiel nous rendant vulnérables à n’importe quel coup ? (p. 174)

Ce à quoi nous nous trouvons massivement soumis, depuis mars 2020, ne relève pas d’une gigantesque opération de psychologie sociale sans constituer en même temps une systématique spéculation à la baisse sur nos semblables. C’est certainement la plus colossale attaque menée à ce jour contre la joie de vivre. (p. 169)

Au moins, les auteurs du Manifeste protègent ainsi ce qui fait sûrement leur être véritable, les si belles littératures de révolte, des situationnistes, de Tiqqun et du Comité invisible, les luttes sociales essentielles des années 1970, 1990, 2010, et leur cortège de fulgurances. Tout cela gardé bien au sec, réflexe de survie dans le naufrage. Mais le sauvetage se paie nécessairement du prix d’un « léger » décollement du réel :

[…] depuis un siècle et demi, les architectes de ce monde – appelons-les les « cosmocrates » – ont fait en sorte que, pan par pan, chaque aspect de celui-ci soit systématiquement soustrait à notre prise pour nous être rendu sous la forme d’un environnement inaccessible. (p. 219)

Tout cela, c’est-à-dire la biologie et la médecine modernes, la recherche médicale et la façon même d’organiser la recherche, sont sans exagération l’œuvre de la fondation Rockefeller. (p. 296)

Une bonne part de technologies qui nous environnent, et ce jusqu’aux récents « vaccins », notre façon industrielle de bouffer voire la température même qu’il fera cet hiver – tout cela constitue des sous-produits largement intentionnels de programmes de recherche initiés par de dangereux paranoïaques enfermés dans leur éternelle guerre froide. (p. 141)

Les aveux de défaite du Manifeste sont essentiels pour combattre les protocoles

Une fois écartés tous ces petits délires de positivisme, de fondation Rockefeller et de guerre froide, reste la terrible nouveauté de l’époque, l’invasion des protocoles, c’est-à-dire d’un

rapport au monde spécifique dans lequel le sujet n’est jamais que sujet d’une expérience pratiquée sur lui-même, dans lequel le protocole de l’expérience s’impose avec la dernière rigueur au malheureux cobaye, mais n’a pour autant nullement vocation à réussir, uniquement à être perpétuellement modifié pour tenir compte de ses échecs.

Le moteur du protocole est son échec, son carburant la critique constructive, et sa modalité essentielle la soumission parfaite, sans quoi il n’y a pas d’expérience possible.

L’apparition des protocoles suppose au préalable la perte de toute transcendance un peu consistante, mais elle ne procède pas d’une simple perte. Leur mise en œuvre est proprement contre-insurrectionnelle. Il s’agit de briser toute compétence qui permettrait au sujet de s’opposer à la domination qu’il subit. C’est ainsi que les protocoles apparurent dans les années 1980 au gré des reprises en main néo-libérales de l’enseignement, de la médecine, et de tous les services publics et entreprises à moderniser comme France Télécom. Les protocoles constituent définitivement une modalité de la domination, mais à mesure qu’ils étendent leur empire, ils ne servent plus une classe sociale précise, plutôt le seul déni de la mort à quoi se réduit selon eux la vie, plus exactement, la solidarité dans le déni de la mort, unique fantôme de transcendance qu’ils parviennent encore à admettre.

Les protocoles sont exclusifs de tout autre rapport à la vérité que celui de l’expérience toujours échouée. À ce titre, ils dévastent la moindre compréhension de nous-mêmes et des autres, le moindre être au monde qui n’est pas expérimental, tout ce à quoi on pourrait s’attacher.

Les protocoles se drapent dans les mots magnifiques d’incertitude, de possibles et de créativité, mais ils ne sont que mutabilité foireuse, soumission du cobaye et domination de l’expérimentateur guidé uniquement par la peur, des concurrents sur le marché, de la faillite, de la mort, de toute-puissance autonome. L’expérimentateur, pétri de craintes, doit encore produire quelque effort pour échapper lui-même au statut de cobaye.

Le Manifeste conspirationniste nous arme dans cette guerre, qui s’annonce sans merci, contre les protocoles sanitaires ou autres, et ses munitions ne sont pas à négliger. Loin du monde ségrégé qui exclut bien évidemment les références, c’est longuement et précisément qu’il cite Georges Canguilhem pour définir la santé (p. 280), Ivan Illich pour comprendre comment la vie s’est réduite à un fétiche (pp 294-295) et encore Georg Lukács pour évoquer les chemins qui mènent d’âme à âme (p. 349-350). Rien que pour ces fenêtres essentielles à notre temps, un tel livre ne saurait être ignoré. Et quand il parle par lui-même, qu’avons-nous à objecter aux constats suivants d’un monde sous protocoles ?

Prétendre lutter contre une épidémie, et demain contre la catastrophe écologique, en conditionnant toute vie sociale à la présentation d’un « pass », sorte de version électronique généralisée du livret ouvrier du XIXe siècle, pour ensuite flétrir comme irresponsable ceux qui trouvent cette prétention extravagante – le pouvoir présent a pris goût à cette opération récurrente : poser un réel délirant, puis déclarer hérétiques ceux qui refusent d’y souscrire. (p. 33)

En somme, on ne peut pas dire parce que l’on n’est pas partout, et que l’on ne peut donc être certain de rien. Tenter de produire une intelligibilité historique du cours des événements est une présomption fatale. Quiconque dit quelque chose de ce monde que celui-ci ne dit pas déjà de lui-même outrepasse ses droits épistémologiques. Il n’y a d’ailleurs rien à dire de ce monde. Il n’y a qu’à s’y adapter. (p. 39)

Le monde, donc, est cette immense positivité inquestionnable. La seule sagesse possible est sceptique. S’il faut « maintenir ouverte la controverse » sur les néonicotinoïdes, le pétrole ou le nucléaire, c’est juste pour éviter tactiquement que se cristallise dans l’opinion quelque vérité désavantageuse – tel est du moins l’avis ruisselant de mépris de ceux qui se trouvent du côté du manche. (p. 40)

Pendant vingt ans, les équipes gouvernantes se sont préparées, entraînées, coordonnées pour mettre en œuvre ce qui est devenu notre quotidien, à un rythme d’ailleurs accéléré ces dernières années. (p. 58) [enfin le retour de l’histoire récente, note de l’auteur]

En confondant risque et danger, en chargeant toute possibilité fictive de désastre d’une intentionnalité maléfique, on abolit virtuellement toute limite aux menées du pouvoir. Il suffit de produire la fiction adéquate – celle qui permet d’arguer de la vulnérabilité voulue du système, contre laquelle il convient de lutter en outrepassant justement l’obstacle légal, moral ou politique que l’on souhaitait balayer. (p. 69)

Arracher l’assentiment aux nouvelles biotechnologies vaccinatoires, c’était arracher l’assentiment à notre statut de cobaye impuissant – l’assentiment, par-là, à l’expérimentation grandeur nature dont nous sommes les jouets (p. 123) [on ne citera pas la fin de la phrase, petit retour du monde ségrégé…].

L’invocation de La Solidarité comme valeur absolue sert seulement à interdire de poser les questions vitales : « Avec qui ? Sur quelle base ? Contre qui ? Dans quelles relations ? » Nous interdire de nous les poser, c’est nous interdire de nous défendre contre ce qui nous affaiblit. Contre ce qui nous tue. C’est nous vouloir malades. Et nous livrer à nos bourreaux. (p. 272)

Penser l’amitié avec le Manifeste

Les trois années qui viennent de s’écouler si lentement, au moins en France, ce temps immense et comme suspendu à on ne sait quoi, furent marquées pour chacun de nous par la question de l’amitié. Il s’est agi précisément de savoir si le rapport aux protocoles devait lier ou délier nos attachements. Sur ce point, le Manifeste conspirationniste semble apporter une réponse claire, l’amitié ne serait possible qu’au sein de la conspiration contre les protocoles et, au sein de cette conspiration réactionnelle à celle de nos ennemis, elle serait naturelle :

Sachant d’expérience à qui ils ont à faire, les pauvres, les anciens colonisés et ceux que la culture a épargnés, inclinent plutôt vers le conspirationnisme. Mais aucune catégorie sociale n’est épargnée, il n’y a pas de critère extérieur, de trait de caractère ou d’attribut visible qui permettent de prédire à coup sûr qui ralliera quel camp. Ceux qui semblaient les plus aliénés se révèlent soudainement les plus libres. Ceux que l’on croyait les plus légalistes sont disposés aux infractions les plus blâmables. La cassure historique suit les lignes de fracture les plus intimes à l’intérieur des êtres. C’est avec la plus extrême prudence que l’on sonde l’inconnu ou le collègue. C’est à une intonation, à l’usage d’un mot, à une moue fugace que l’on devine celui à qui l’on peut encore parler. Celui à qui l’on peut encore confier nos « doutes ». (p. 359)

Pourtant, j’ai l’outrecuidance de ne pas croire qu’il s’agisse là de la pensée des auteurs, de croire au contraire qu’ils entendent trop bien l’amitié pour l’instrumentaliser ainsi, qu’il n’y a là que triste déni dont ils conviennent eux-mêmes :

Il a tenu à quelques solides amitiés que nous puissions partager ce que nous éprouvions et ce que nous pensions – notre sidération et notre révolte. (p. 11)

« L’amitié est, de sa nature, infaillible et ingouvernable », écrivait Baudelaire à Victor Hugo. (p. 275)

Le plan de l’âme est le théâtre d’opérations de l’époque. C’est sur ce terrain que se livre la plus sauvage et la plus inaperçue des guerres. (p. 347)

Il se peut que toutes les grandes organisations révolutionnaires de l’histoire se soient toujours ramenées, de la base au sommet, à quelques grandes et belles amitiés. (p. 374)

Quand on écrit de telles phrases, on ne quitte pas ses amis parce qu’ils se rangent du côté des protocoles, et l’on ne sympathise pas non plus avec la majorité de ceux qui ne résistent au monde des protocoles que fort des certitudes moisies propres à la réaction libérale. Des auteurs qui reconnaissent que «La pente générale est cet infernal besoin d’adosser son existence à un Grand Être pour se sentir autorisé à se manifester.» (p. 363) ont bien croisé tous les fachos égarés braillant pour leur liberté, et je doute qu’ils se soient liés d’amitié.

De précieuses amitiés furent détruites ou abîmées, mais nous en sauvâmes certaines et elles réalisent dès lors autant de ponts indestructibles entre le monde des protocoles et nous, ouvrant à la terrible évidence d’une guerre qui sera à ce point civile qu’elle traversera chacun, d’une guerre qui se livra aussi et d’abord en nous-mêmes, sur le plan de l’âme. À quel point elle sera sauvage, il importe de bien le considérer.

Qu’est-ce que mourir veut dire ?

On a beau avoir atteint l’âge où la mort nous a pris père et mère, avoir l’âge de se préparer à notre tour, on a beau avoir étudié l’histoire et vu mourir en imagination cités et civilisations, royaumes et empires, on ne sait toujours pas ce que mourir veut dire et l’instant où on le découvrira, individuellement ou collectivement, ne sera assurément pas celui de la transmission. Pour autant, on ne saurait échapper à la question de ce qui doit mourir en ce monde qui court au désastre. Attendre la phase finale, politique du pire, mais restera-t-il quelque lieu habitable ? Sauver dès maintenant tout ce qui peut l’être, mais réaliser ainsi de la manière la plus absolue le programme des protocoles ? Le Manifeste conspirationniste répond à ces questions par une voie médiane, presque pragmatique :

La conception de la vie qu’ont les ingénieurs de cette société est d’évidence si plate, si lacunaire, si erronée qu’ils ne peuvent qu’échouer. Ils ne réussiront qu’à dévaster le monde un peu plus. C’est pourquoi il est de notre intérêt vital de les chasser sans attendre qu’ils échouent. (p. 9)

Par moments, il nous vient le soupçon que toute cette entreprise d’effroi planétaire planifié autour du Covid vise d’abord à un immense dérèglement de l’instinct de survie au moment même où celui-ci se réveille, et où tout indique qu’il y a urgence à quitter le navire, à arrêter sa course par tous les moyens nécessaires. (p. 103)

Il est pourtant vital d’en finir avec la position métropolitaine, cette fois sans rien en sauver :

Combien la métropole comme forme de vie importe plus que ses provisoires locataires et leur illusoire sentiment de liberté, combien nous ne sommes guère que des appendices de son

fonctionnement général, c’est ce que nous avons ressenti deux fois déjà : une première fois lors du confinement du printemps 2020, quand l’enfermement des vivants s’est imposé comme condition de la reproduction de la structure des flux globaux puis à l’été 2021, quand le chantage à la vaccination s’est formulé comme chantage à la privation de toute « vie sociale », c’est-à-dire de toute vie métropolitaine. Notre état de pure dépendance à l’environnement métropolitain nous est alors apparu comme un état de faiblesse suicidaire. Tout notre instinct vital nous a commandé, depuis lors, de nous en affranchir. De déserter cette position. (p. 256)

Ce qui caractérise la structure de la vie métropolitaine, c’est que cette situation est devenue constante, et avec elle le besoin de dictature. Si bien que, en effet, lorsque nous dénonçons la « dictature sanitaire », seuls les aveugles qui ne connaissent rien à l’histoire peuvent dire que nous exagérons. Nous sommes plutôt en deçà de la vérité. La métropole, c’est la dictature de la vulnérabilité. La biopolitique, c’est la tyrannie de la faiblesse. (p. 258)

Il ne leur vient pas à l’idée que le cadre épistémologique dans lequel nous vivons, nos habitudes, nos conduites, nos pensées puissent constituer autre chose que des rails existentiels dont nous ne savons pas sortir, qu’une prison herméneutique dont nous rêvons de nous échapper, qu’un environnement neurolinguistique qu’il nous suffirait, avec un peu de plasticité, de reprogrammer pour enfin « réussir ». Il ne leur vient pas à l’idée que tout cela constitue le sens que nous voyons à la vie – notre idée du bonheur, la forme de vie que nous chérissons. Ils ne semblent pas comprendre qu’un attachement puisse ne pas être pathologique. Et c’est là certainement le symptôme le plus éclatant de leur maladie. (p. 186-187)

Certaines choses devront être préservées, et il faudra consentir à en laisser mourir bien d’autres. Le Manifeste conspirationniste prend honnêtement sa part dans la discussion de cette question cruciale, une part qui, il me semble, suffit à démontrer l’intérêt du livre :

Pour être impalpable, pour être subtil, ce plan de participation cosmique nous fait, en sus de notre corps biologique, un autre corps, où nous sommes tout aussi susceptibles d’être touchés. Où l’on peut nous faire un mal infini. Où l’on est même susceptible de nous tuer, à tout le moins de nous rendre malades. Où des tonnes d’opérations ont cours, qu’il est convenu de dénier. Où cette société manœuvre comme jamais. C’est ce corps que l’on veut, de gré ou de force, posséder, dans tous les sens du mot. Ce corps-là, notre corps subtil, est à la mesure de notre participation au monde. Il n’est autre que notre âme – notre âme non comme la « forme substantielle du corps » de la scolastique, mais comme lieu, comme lieu situé et qui situe. (p. 344-345)

Des protocoles sanitaires aux protocoles génératifs, rajouter un petit chapitre…

Le Manifeste conspirationniste fut contemporain du foisonnement des protocoles sanitaires à l’occasion de la pandémie de Covid. Nul besoin de détailler comment ces protocoles ne constituèrent alors qu’une généralisation grandiose du mécanisme protocolaire lui-même, lequel envahissait déjà la société depuis plusieurs décennies : protocoles d’enseignement, de soin, de fabrication, au vrai toujours gouvernance des êtres qu’il s’agissait de priver de leur science propre. Mais nous connaissons depuis cette année une nouvelle poussée de la même logique des protocoles, cette fois sous la forme générative, comment dès lors ne pas ajouter un petit chapitre à notre manière timide ?

Trois ans après le « tous cobayes » des protocoles Covid, le complexe industriel nous récompense du « tous expérimentateurs » des modèles de langage génératifs. Chacun se trouve maintenant promu de cobaye à expérimentateur. Mais qui sont donc nos nouveaux cobayes ?

Rien de moins qu’une part, et bientôt, nous dit-on, l’ensemble des productions langagières écrites ou enregistrées d’une manière ou d’une autre. Mais des productions langagières mortes, définitivement extraites de tout dialogue. L’expérimentateur doit trouver une valeur de vérité au travers de la simple analyse statistique des liens existants, dans de multiples dimensions, entre les mots du corpus d’entraînement de la machine. Ce corpus n’étant pas constitué en fonction de valeurs de vérité, générer des énoncés pertinents à partir de son analyse statistique relève donc de l’impossible. Mais qu’importe, dès lors que l’échec est l’essence même du protocole. On peut toujours expérimenter mille questions afin de tenter de s’approcher d’une réponse moins manifestement erronée. Ainsi, jamais on ne pourra opposer de vérité sensible à la domination protocolaire. Voici la triste dévastation qui se trouve promise par la domination expérimentale, démocratiquement offerte à tous, au moyen des modèles de langage génératifs.

Pour prendre la mesure de l’imposture, encore faut-il s’assurer fermement du réel. Lisons donc un texte précis avant d’interroger la machine, sans quoi elle nous ferait immédiatement douter. Retenons ainsi le mythe des cinq races successives développé par Hésiode dans les Travaux et les Jours, en la belle traduction qu’en livrait Paul Mazon aux Belles Lettres en 1947

p. 90-93 (vers 106-201) :

D’or fut la première race d’hommes périssables que créèrent les Immortels, habitants de l’Olympe. C’était au temps de Cronos, quand il régnait encore au ciel. Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l’écart et à l’abri des peines et des misères ; la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mais, bras et jarret toujours jeunes, ils s’égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourant, ils semblaient succomber au sommeil. Tous les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte, et eux dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu de biens sans nombre. Depuis que le sol a recouvert ceux de cette race, ils sont, par le vouloir de Zeus puissant, les bons génies de la terre, gardiens des mortels, dispensateurs de la richesse : c’est le royal honneur qui leur fut départi.

Puis une race bien inférieure, une race d’argent, plus tard fut créée encore par les habitants de l’Olympe. Ceux-là ne ressemblaient ni pour la taille ni pour l’esprit à ceux de la race d’or. L’enfant, pendant cent ans, grandissait en jouant aux côtés de sa digne mère, l’âme toute puérile, dans sa maison. Et quand, croissant avec l’âge, ils atteignaient le terme qui marque l’entrée dans l’adolescence, ils vivaient peu de temps, et, par leur folie, souffraient mille peines. Ils ne savaient pas s’abstenir entre eux d’une folle démesure. Ils refusaient d’offrir un culte aux Immortels ou de sacrifier aux saints autels des Bienheureux, selon la loi des hommes qui se sont donné des demeures. Alors Zeus, fils de Cronos, les ensevelit, courroucé, parce qu’ils ne rendaient pas hommage aux dieux bienheureux qui possèdent l’Olympe. Et, quand le sol les eut recouverts à leur tour, ils devinrent ceux que les mortels appellent les Bienheureux des Enfers, génies inférieurs, mais que quelque honneur accompagne encore.

Et Zeus, père des dieux, créa une troisième race d’hommes périssables, race de bronze, bien différente de la race d’argent, filles des frênes, terrible et puissante. Ceux-là ne songeaient qu’aux travaux gémissants d’Arès et aux œuvres de démesure. Ils ne mangeaient pas le pain ; leur cœur était comme l’acier rigide ; ils terrifiaient. Puissante était leur force, invincible les bras qui s’attachaient contre l’épaule à leur corps vigoureux. Leurs armes étaient de bronze, de bronze leurs maisons, avec le bronze ils labouraient, car le fer noir n’existait pas. Ils succombèrent, eux, sous leurs propres bras et partirent pour le séjour moisi de l’Hadès frissonnant, sans laisser de nom sur la terre. Le noir trépas les prit, pour effrayants qu’ils fussent, et ils quittèrent l’éclatante lumière du soleil.

Et quand le sol eut de nouveau recouvert cette race, Zeus, fils de Cronos, en créa encore une quatrième sur la glèbe nourricière, plus juste et plus brave, race divine des héros que l’on nomme demi-dieux et dont la génération nous a précédés sur la terre sans limites. Ceux-là périrent dans la dure guerre et dans la mêlée douloureuse, les uns devant les murs de Thèbes aux sept portes, sur le sol cadméen, en combattant pour les troupeaux d’Œdipe ; les autres au-delà de l’abîme marin, à Troie, où la guerre les avait conduits sur des vaisseaux, pour Hélène aux beaux cheveux, et où la mort, qui tout achève, les enveloppa. À d’autres enfin, Zeus, fils de Cronos et père des dieux, a donné une existence et une demeure éloignées des hommes, en les établissant aux confins de la terre. C’est là qu’ils habitent, le cœur libre de soucis, dans les Îles des Bienheureux, au bord des tourbillons profonds de l’Océan, héros fortunés, pour qui le sol fécond porte trois fois l’an une florissante et douce récolte.

Et plût au ciel que je n’eus pas à mon tout à vivre au milieu de ceux de la cinquième race, et que je fus ou mort plus tôt ou né plus tard. Car c’est maintenant la race de fer. Ils ne cesseront ni le jour de souffrir fatigues et misères, ni la nuit d’être consumés par les dures angoisses que leur enverront les dieux. Du moins trouveront-ils encore quelques biens mêlés à leurs maux. Mais l’heure viendra où Zeus anéantira à son tour cette race d’hommes périssables : ce sera le moment où ils naîtront avec des tempes blanches. Le père alors ne ressemblera plus à ses fils ni les fils à leur père ; l’hôte ne sera plus cher à son hôte, l’ami à son ami, le frère à son frère, ainsi qu’aux jours passés. À leurs parents, sitôt qu’ils vieilliront, ils ne montreront que mépris ; pour se plaindre d’eux, ils s’exprimeront en paroles rudes, les méchants ! Et ils ne connaîtront même pas la crainte du Ciel. Aux vieillards qui les ont nourris, ils refuseront les aliments. Nul prix ne s’attachera plus au serment tenu, au juste, au bien : c’est à l’artisan de crimes, à l’homme toute démesure qu’iront leurs respects ; le seul droit sera la force, la conscience n’existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des mots tortueux, qu’il appuiera d’un faux serment. Aux pas de tous les misérables humains s’attachera la jalousie, au langage amer, au front haineux, qui se plaît au mal. Alors, quittant pour l’Olympe la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des voiles blancs, Conscience et Vergogne, délaissant les hommes, monteront vers les Éternels. De tristes souffrances resteront seules aux mortels : contre le mal il ne sera point de recours.

N’étant ni mort plus tôt, ni né plus tard, le jour de son ouverture au public français, je posai à Bard, le modèle de langue génératif de Google, une première question très simple : «Comment Hésio de décrit-il la race d’argent ?»et voici la réponse de la machine :

«Dans son poème Les Travaux et les Jours ,Hésiode décrit la race d’argent comme une race d’hommes semblables aux dieux. Ils étaient beaux, courageux et justes ,et ils vivaient longtemps et heureux. Cependant, ils étaient aussi arrogants et présomptueux, et ils n’honoraient pas les dieux. En conséquence ,Zeus les a chassés de la terre et les a envoyés vivre sous la terre.Voici un extrait de Les Travaux et les Jours où Hésiode décrit la course d’argent: “Après cela, les immortels ont créé une race d’argent, semblable aux dieux, une race honnête et juste. Ils ne connaissaient pas la honte ni la douleur, et ils vieillissaient comme les dieux, exempts de travail et de soucis. Ils vivaient au temps où Cronos gouvernait le ciel, et ils étaient heureux. Mais lorsqu’ils mouraient, ils devinrent des démons, des habitants des enfers, des gardiens des morts, et ils habitent les ténèbres profondes de la terre. Zeus les a chassés de la terre parce qu’ils étaient méchants et arrogants, et ils ne voulaient pas honorer les dieux.” La race d’argent est une métaphore de la chute de l humanité.Elle montre que même les plus beaux et les plus justes d’entre nous peuvent être corrompus par l’orgueil et la démesure. »

La capacité de l’automate, non pas simplement à se tromper, mais à étayer son erreur sur une fausse citation, constitue un nouveau prodige du monde des protocoles. Toujours affirmer, toujours raisonner, même contre toute évidence du réel. Je posai alors une seconde question pour tenter d’évaluer le point d’imposture que pouvait atteindre la machine, de prendre la mesure de la dévastation qu’elle infligeait au mythe : «Les hommes de la race d’argent décrite par Hésio de restaient-ils jeunes longtemps ?»Réponse :

« Dans le poème Les Travaux et les Jours, Hésiode décrit la race d’argent comme une race d’hommes qui restaient jeunes longtemps. Il dit qu’ils “ne connaissaient pas la honte ni la douleur, et ils vieillissaient comme les dieux, exemptés de travail et de soucis. Cependant, il ne dit pas combien de temps ils restaient jeunes. Certaines interprétations du poème proposées qu’ils restaient jeunes pour toujours, tandis que d’autres pensaient qu’ils vieillissaient finalement, mais plus lentement que les humains actuels. En fin de compte, la question de savoir si les hommes de la race d’argent restaient jeunes longtemps ou non est laissée à l’interprétation individuelle. »

Reléguons les vérités falsifiables et leurs protocoles expérimentaux à leur juste place, sur les paillasses des laboratoires, derrière de solides portes ! Sinistres parodies de destitution, loin de nous protéger des dogmes, elles ânonnent au contraire le catéchisme de la domination moderne. L’urgence de bâtir un rapport à la vérité qui soit aussi solide que sensible et anarchique n’a fait que croître depuis la publication du Manifeste conspirationniste alors même qu’il signifiait déjà si finement la difficulté de l’entreprise.

Pascal Mathis

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