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Notes sur la vérité

« Tout pouvoir, tout régime, tout gouvernement, peut toujours être réduit à son contenu moral et à la portée morale de ses actes. Les rapports entre les hommes, l’organisation de ces rapports, sont une affaire de morale. Toute activité intellectuelle, et même simplement littéraire, d’autre part, est de morale, et relève du jugement moral. Il n’y a pas d’exercice de la parole – si ce n’est dans une inimaginable pureté descriptive – qui n’ait une portée morale. »
Dionys Mascolo

I.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous avons de plus en plus de mal avec la vérité.
Confinés que nous sommes, dans nos vérités.

C’est bien que la vérité, aussi, est passée par le filtre du selfie.
Le moi, devient la maison du vrai.

Ma vérité, ta vérité, sa vérité.

De gauche à droite et de droite à gauche, des féministes aux survivalistes et des complotistes aux macronistes, c’est toujours des « istes » contre d’autres « istes ».

D’innombrables guéguerres intestines nous opposent hystériquement les uns aux autres, sur les plateaux de télé, dans nos réunions de travail ou de famille, dans les assemblées de militants, sur les réseaux sociaux, à la maison ou en nous-mêmes.
Le caractère hystérique de ces guéguerres révèle notre réflexe identitaire coexistant avec notre intime peur d’être définitivement perdu, abandonné à notre sort.

La surpuissance du moi contamine aussi le nous.
Le moi non-binaire, le moi décolonial, le moi gauchiste, le moi progressiste, le moi fasciste, le moi royaliste, le moi recouvre le nous de tous ses intestins et de toute sa misère.
Il parle du monde, mais au fond, il ne parle que de lui-même.
Il parle, mais il ne dit rien.

Chaque fois et partout, le moi est la mesure de toute chose.

L’humain est toujours au centre. L’humain est toujours le centre.
La vérité est toujours humaine, trop humaine.

Nous nous sommes perdus en nous-mêmes.
De plus en plus sourds à ce qui n’est pas nous, à ce qui est plus grand que nous, à ce qui est plus petit que nous, à tout ce sans quoi pourtant nous ne sommes rien.

Une guerre d’un nouveau type se prépare.
Une guerre mondialement sensible, éthique, morale.
Une guerre des mondes, une guerre des perceptions du monde, entre ceux qui s’accrochent à ce monde et ceux qui veulent le voir tomber.

II.

Dans l’histoire moderne, la vérité s’est officiellement et massivement mesurée au degré d’adéquation entre les discours et les réalités auxquelles ils se réfèrent.

La vérité s’est toujours donnée preuve à l’appui.
Même les théologiens les plus fanatiques du Moyen Âge se sont acharnés à prouver l’existence de Dieu par des déductions logiques.
Spinoza lui-même a fondé son éthique sur le raisonnement et l’ordre géométriques.
La vérité et la science modernes ont toujours été du côté de l’ordre et du calcul.

Nous, nous n’avons plus que faire de cette vérité logico-scientifique.

Tout ne peut se vérifier.
Tout ne peut se dire. Tout ne peut se voir.

Le silence et l’invisible ne sont ni vrais ni faux. Ils ne sont pas au-dessus des choses. Ils sont avec les choses.

Nous prenons le parti de l’invérifiable, car nous prenons le parti de nos vies.

Nos vies sont ce qu’elles sont, nos vies sont comment elles sont.
La vérité n’est pas à prouver, elle ne peut que surgir.
Comme le vent souffle ou comme le soleil se lève.

Il s’agit moins de prouver la vérité que de l’éprouver.

Face au discours, nous prenons le parti du silence, et face au visible, le parti de l’invisible.

III.

La vérité, c’est qu’on est de plus en plus seuls et qu’on partage de moins en moins de choses, c’est pourquoi notre soif d’être connectés n’a jamais été aussi grande.

Plus nous sommes connectés et plus nous sommes seuls.
Voilà une bien belle équation éthique. 

ChatGPT, ce nouveau robot lancé en janvier 2022, capable de comprendre et de répondre à des questions en langage naturel, conçu par OpenAI, société d’intelligence artificielle créée par Elon Musk et ses potes, a déjà enregistré plus de cent millions de comptes.
Il n’y a pas jusqu’au langage qui soit attaqué à sa base.

Google a remplacé Dieu, c’est-à-dire ce en quoi on croit, ce par quoi on cherche.
Comment on vit, comment on habite le monde.

Le ciel a été englouti par les images.

Les prévisions météo de Google remplacent le passage des nuages, comme les émoticônes remplacent les sentiments.

Aujourd’hui, c’est l’inventivité des graphistes de la Silicon Valley qui fabrique l’alphabet de notre grammaire affective et éduque nos enfants qui déjà, veulent être vus.

Tique, toque, toque, où es-tu mon enfant ?

Avec Google, on peut tout savoir. On peut tout voir.
La vérité, c’est que tout voir n’a jamais aidé personne.
Tout voir est seulement le vieux projet panoptique de la surveillance et du contrôle généralisés.

La vérité, c’est que nous avons perdu le cœur du monde.
Le monde s’est rétréci dans les caméras de nos smartphones.
Les caméras de nos smartphones ont remplacé nos yeux.
Ce qui est regardé doit d’abord être photographié, puis vu, puis liké.

C’est bien que les réseaux sociaux sont le lieu d’exposition de la marchandise, c’est-à-dire aussi de nous-mêmes comme marchandise. De l’intime comme marchandise.

Ce n’est pas un hasard si ces derniers sont aujourd’hui plus fréquentés que les cafés. Ce n’est pas un hasard si UberEats est l’assassin des restaurants en même temps que le gagne-pain des damnés de la métropole. Dans les deux cas, le numérique contrôle nos vies avec une puissance inégalée dans l’histoire humaine.

La surface des choses s’est substituée à leur profondeur.
La surface des écrans a remplacé la profondeur du monde.
Le visible a anéanti l’invisible.
Les likes se sont substitués aux câlins comme le scroll à la caresse.

L’aimé devient le vu.

D’après une étude récente relative aux réseaux sociaux, sur TikTok, les mensonges se diffusent 6 fois plus vite que la vérité.

La vérité, c’est que nous avons de plus en plus de mal avec la réalité, son relief, sa géographie, sa résistance, sa profondeur.
La vérité, c’est que nous avons de plus en plus mal.
Et que c’est un mal du cœur.

IV.

Il y a cette tendance à déposer nos esprits dans nos téléphones et à abonner nos corps au Basic-Fit.
Tout moderne que nous sommes, nos esprits sont séparés de nos corps.

Un nombre grandissant de personnes se retrouvent dans la rue, mais paradoxalement, la rue ne devient la maison de personne.

Le lieu de la vérité contemporaine, c’est la rue. Dans son désert, mais aussi dans sa puissance révolutionnaire. En 2019, avant le premier confinement, des milliers de gens étaient dans la rue. Aujourd’hui, des milliers de gens sont dans la rue. Demain, des milliers de gens seront dans la rue.

Le journalisme a remplacé la pensée et l’opinion la vérité.
La vérité, les vérités, recouvertes par l’inertie et l’anesthésie générales, sont à découvrir derrière le brouillage incessant des opinions individuelles.
Il n’y a qu’à regarder où finissent ceux qui dévoilent des vérités. Edward Snowden et Julien Assange croupissent en prison.
La vérité nous poussera dans la rue, ou en prison.
Toute ambition révolutionnaire brouille les frontières à l’intérieur desquelles nous sommes confortablement installés et par quoi on nous maintient dans l’impuissance.

Sortons de nous-mêmes. Sortons de chez nous. Prenons la rue.
Arrêtons de faire semblant.
La vérité si je mens.

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