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Mémoire inondée : Démontrer, expérimenter

« Les vérités éthiques ne sont ainsi pas des vérités sur le Monde, mais les vérités à partir de quoi nous y demeurons. Ce sont des vérités, des affirmations, énoncées ou silencieuses, qui s’éprouvent mais ne se prouvent pas. Le regard taiseux planté, poings serrés, dans les yeux du petit chef et qui le dévisage pendant une longue minute en est une, et vaut bien le tonitruant « on a toujours raison de se révolter ».
Comité invisible, À nos amis

Dans le domaine politique, la gauche comme la droite veulent démontrer, avoir le dernier mot, donner l’interprétation la plus forte et l’explication qui réussit le mieux à enterrer le discours adverse, espérons-le pour toujours, en montrant leur supériorité morale respective et supposée, tout en homogénéisant le discours national dans une totalité fermée. Allende ici, Pinochet là ; démocratie, dictature, condamner ou ne pas condamner, les lois, la constitution, qu’ils ont commencé, qu’ils ont continué. De la boue pure. Pure boue. Pure impuissance ici et là. Si, les années précédentes, le caca nerveux à double sens et le reproche répétitif jusqu’à l’épuisement étaient le tonique, aujourd’hui, c’est avec plus d’acuité, de morbidité et de vanité que le phénomène se présente. C’est le 50e anniversaire d’une des plus sanglantes offensives bourgeoises en Amérique latine, et bien sûr, dans la sphère politique, il y a une querelle d’interprétations et tout le monde se bat pour la démocratie et la condamnation des excès sous une défense hypocrite et supposée des droits de l’homme.

Que des tortures, des meurtres et des viols aient eu lieu dans ce pays est une évidence que seule la mentalité tordue de la droite est capable de justifier et que la lâcheté symptomatique de la gauche est capable de monumentaliser de manière statique. Qu’aujourd’hui, des conglomérats politiques comme Chile Vamos fassent des déclarations communes pour réfléchir à la rupture de la démocratie en 1973 (sans utiliser des mots comme « coup d’État » ou « violations des droits de l’homme ») ou que Gabriel Boric se réunisse avec Sebastián Piñera pour partager des leçons pour les 50 prochaines années, ne peut être qu’une moquerie, une raillerie et un mépris pour la mémoire qui, contrairement à la mémoire de l’État et des musées, est inondée de sang, de nerfs, de chair et de (re)sentiments.

Cette mémoire inondée articule en quelque sorte ce que l’on peut comprendre comme une mémoire marginale, populaire et combative. Bien que la mémoire inondée démontre (la brutalité, l’excès, la lâcheté et l’impitoyabilité du régime, par exemple), elle va à proprement parler au-delà de la démonstration ; son pouvoir de catalyse et de prospective réside dans sa capacité d’expérience, et ce précisément parce qu’elle est transgénérationnelle et parce que les conséquences sont encore vécues dans la chair. Ainsi, la mémoire inondée n’est pas l’apanage des personnes qui ont vécu la dictature, mais s’étend à celles qui sont venues et à celles qui viendront après.

La mémoire inondée a moins à voir avec le quantitatif et les chiffres exacts des enquêtes bourgeoises qu’avec le qualitatif, c’est-à-dire avec l’étendue et la profondeur avec lesquelles l’histoire est vécue dans la vie de tous les jours. Et le fait est que nous, enfants et petits-enfants de la dictature, vivons aujourd’hui toutes les conséquences de la contre-révolution planétaire du siècle précédent dans toutes les dimensions de l’existence, à travers les drogues, les déchets télévisuels, l’éducation scolaire, l’anesthésie sociale généralisée et les projets de vie ennuyeux sur lesquels nous pouvons parier. Nous sommes le produit de notre époque, et notre époque se caractérise par des boussoles cassées, par le règne du non-sens, par l’anéantissement de l’environnement, par le vide qui remplit tout, par l’effondrement de tout ce qui nous entoure et par l’effondrement de nos formes de vie.

La situation actuelle est loin d’être facile, et c’est face à cela que la mémoire inondée refuse de périr, s’exprimant dans le cri des mères demandant où sont leurs enfants, dans la lutte des organisations contre l’impunité, dans la recherche des responsables politiques, ainsi que dans la solidarité avec les combattants prisonniers d’hier et d’aujourd’hui, dans les mots de camarades comme Luisa Toledo, dans les combats de rue dans les lycées et les universités, dans l’organisation territoriale dans différentes parties du pays, dans les armes artisanales qui repoussent la police dans les passages des villes et, récemment, dans la révolte sociale de 2019. Du sang, des nerfs, de la chair et des (re)sentiments.

Sans craindre d’être inexacte, la mémoire inondée est en quelque sorte la mémoire de la résistance. Elle a des fils de connexion avec le passé, le présent et le futur, mais pas de manière linéaire, mais plutôt en spirale, comme les spiritrompes. C’est pourquoi le passé est toujours là et l’avenir n’est pas complètement fermé, au grand dam des négationnistes, des conservateurs et des réactionnaires. Il y a quelque chose dans le présent qui continue à pousser vers le futur, le nouveau, et qui se résigne à disparaître. D’une certaine manière, ce « quelque chose » est le contenu exprimé dans la mémoire inondée d’hier et d’aujourd’hui, et qui finit par catalyser les insurrections de notre temps. Il y a beaucoup de souffrance dans cette mémoire, qui entretient notre lutte sensible et constante contre l’oubli.

À la base de cette souffrance collective et générationnelle se trouvent des vérités éthiques qui vont au-delà des vérités politiques, celles qui sont simplement démonstratives, démocratiques et moralement correctes. Les vérités éthiques sont celles qui nous font crier, pleurer, frémir à la mort d’un être humain, mettre le feu à une ville entière si elle le justifie. Il n’y a pas besoin d’une démonstration politique sur le plan politique, mais plutôt d’une expérience partagée sur le plan du sensible. Les vérités politiques, en revanche, sont une autre affaire. Que le gouvernement de l’UP ait été renversé par une intervention militaire avec l’aide des États-Unis (appelez cela un « coup d’État » ou une « déclaration » militaire) a déjà été démontré, est politiquement vrai, et par rapport à ce fait, la confrontation spectaculaire sur le plan politique s’enlise autour de l’« évitabilité » et de l’« inévitabilité », de la constitutionnalité et de l’inconstitutionnalité du projet d’Allende en termes institutionnels.

Cependant, en dehors de la politique, on ne pense pas ou peu au travail d’immobilisation qu’Allende a réalisé tout au long de son gouvernement et qui a fini par ouvrir la voie au coup d’État qui a suivi. Il suffit de rappeler la promulgation de la loi sur le contrôle des armes, le Plan Millas de restitution des entreprises, les conciliabules avec l’opposition, la répression et le contrôle des secteurs les plus militants et conscients du prolétariat, et la responsabilité directe dans le massacre et la désarticulation ultérieurs de la « classe ouvrière la plus consciente d’Amérique latine », comme l’a souligné le Comité provincial de coordination des branches industrielles dans sa lettre au président du 5 septembre 1973.

Il ne s’agit pas seulement d’un homme dont les nobles projets de transformation ont été contrariés. Il s’agit d’une question particulièrement sensible pour une partie de la société qui voit dans le « compañero presidente » une idole, un martyr, un homme bon et généreux, dévoué à ses idéaux de justice et d’égalité. À tel point que dans le domaine de la culture nationale, Allende représente une personnalité autochtone qui rassemble en quelque sorte certaines composantes de la « chilianité » (comme Violeta Parra, Gabriela Mistral, Víctor Jara, entre autres). Sur la scène internationale, il est un leader, une référence, un être humain « spécial en son genre », tout comme la « voie chilienne vers le socialisme » était spéciale dans les tentatives socialistes du monde.

En conséquence de ce qui précède, la mémoire inondée contemporaine, si elle veut persister et être cohérente, a pour tâche fondamentale de faire un bilan critique du passé, de démystifier les veaux d’or, afin que sa force de sang, de nerf, de chair et de (re)sentiment ne se retrouve pas dans la politique, un terrain où elle sera toujours perdante, mais se configure comme une véritable force pour l’avenir qui parvient à briser les racines de ce présent encapsulé qui semble ne pas pouvoir se transformer. Pour ce faire, il faut se débarrasser des poids morts de l’histoire, ceux dont le fardeau continue de peser sur notre conscience et qui nous empêchent d’aller au-delà du carrefour actuel. Allende est l’un d’entre eux. Et Allende doit être vaincu. En bref, il s’agit de remettre la révolution au centre, en assumant d’emblée que son sens n’est pas et ne peut pas être le même qu’à l’époque de l’UP et de la gauche léniniste qui l’entourait.

Cette même gauche, léniniste et nostalgique autour d’Allende et de l’UP, semble aujourd’hui ignorer l’existence d’un concept né précisément pour expliquer l’impossibilité actuelle de mener à bien des projets révolutionnaires, du moins sous le même prisme qu’au siècle dernier. Et malgré son origine « européenne », la notion de programmatisme parvient à définir l’horizon de lutte qu’ont eu les révolutions du passé tout au long du XXe siècle, qui se caractérisaient par 1) le déroulement dans un espace spécifique : le mouvement ouvrier qui n’existe plus, 2) la direction par une avant-garde de révolutionnaires professionnels qui conduiraient le prolétariat au communisme, 3) la perspective politisée de la prise du pouvoir et 4) l’ouverture d’une période de transition.

Au niveau planétaire, les années 1970 ont marqué la fin et le début d’une période qui a façonné les luttes à venir, rendant obsolète le format programmatique de la révolution. Avec les différences et les particularités respectives à chaque coin du monde, cette période peut être comprise sous la notion de « subsomption réelle », c’est-à-dire le moment où le capital en tant que force destructrice, autonome, autophage et expansive domine toutes les sphères de la vie sociale. Dès lors, le prolétariat est confronté à de nouvelles impasses, à de nouveaux carrefours et à de nouveaux défis.

À l’époque de l’UP, la conscience n’aurait pas pu être assez claire sur le fait que l’État n’est pas quelque chose qui peut être utilisé selon le bon vouloir de celui qui gouverne. Reprocher à nos ancêtres les leçons que nous avons apprises aujourd’hui est un non-sens. À notre époque, il n’y a pas de disjonction ou d’opposition entre l’État et le capital, car l’État est l’État du capital. Ils sont intimement liés. La révolution de notre temps doit être tout autre chose que l’administration étatique du capital : un processus plutôt qu’une fin, une expérience plutôt qu’une démonstration, une force centrifuge plutôt qu’une force centripète.

Le champ de la politique nous semble aujourd’hui insuffisant pour une rédemption sociale des horreurs du passé. La droite et la gauche le démontrent dans leur spectacle grotesque et misérable. La mémoire inondée doit faire du sang, de la chair, du nerf et du (re)sentiment les points qui continuent à écorner la réalité. Il faut aussi rassembler les matériaux nécessaires et suffisants pour configurer une perspective révolutionnaire de notre temps. Cette perspective, qui s’appuie sur l’héritage et l’expérience combative de notre classe, ne peut se contenter d’être seulement politique ni d’être anti-dictatoriale, encore moins démocratique. Cette perspective, qui s’est oxygénée au fil des années et a trouvé des lieux, des expressions et des changements générationnels, se configure dans le présent et préfigure l’avenir dans les contributions d’un groupe d’initiatives marginales et méconnues qui ne remplissent pas les rayons des librairies bourgeoises et ne sont pas présentes dans les débats télévisés : PointBlank ! Helios Prieto, Correo Proletario, Mike Gonzalez, Carlota Vallebona et les différentes productions théoriques des camarades de tout le pays qui se nourrissent de l’expérimentation et des luttes récentes.

Ainsi, cette perspective du présent et de l’avenir doit faire mémoire, mais pas une mémoire statique et monumentale, mais une mémoire qui nous permet de comprendre notre passé et d’extraire la poésie de l’avenir pour les luttes du présent. Et c’est précisément ce que la mémoire officielle, toujours à la recherche de l’unité nationale, ne fait pas. À cet égard, nous posons la question suivante : existe-t-il une possibilité de consensus ? Est-il possible d’harmoniser cette société déchirée ? Pourquoi et comment ? Jusqu’à quand est-il possible de continuer à faire semblant de manière insensée ?

Le temps s’écoule, le temps est relatif. Pour l’individu, 50 ans, c’est peut-être beaucoup, mais pour l’histoire, ce n’est rien. Aujourd’hui, 50 ans après l’offensive bourgeoise au Chili, il est nécessaire d’expérimenter à nouveau, de faire de la vie quotidienne le champ de bataille de notre lutte. Plus jamais sans nous. Plus jamais contre nous. Et « pour que plus jamais au Chili » notre classe ne fasse confiance aux révolutions politiques obsolètes, à ceux qui prétendent nous diriger et prétendent nous libérer. Aujourd’hui, 50 ans plus tard, certaines phrases de synthèse continuent à faire du bruit.

« Ceux qui font des révolutions en demi-teinte creusent leur propre tombe », Saint-Simon.

« Si nous ne faisons pas l’impossible, nous devrons faire face à l’impensable », Murray Bookchin.

Ni pardon, ni oubli, ni réconciliation

Liberté pour les prisonnier.e.s

Rien ni personne n’est oublié.e.s

Gabriel Bravo Soto

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