Une politique du schisme
« Pour Bordiga (1889-1970), la révolution ne peut naître que d’un schisme. »
(J. Camatte dialogue avec Bordiga)
I.
Les mouvements sociaux n’ont pas été vaincus par le capitalisme. Les mouvements sociaux ont été vaincus par le social lui-même. Voici l’énoncé du problème que l’époque nous soumet. L’hypothèse de la construction d’un mouvement est dès lors caduque.
II.
Les mouvements sociaux se sont accrochés à une politique de la reconnaissance dans l’espoir de garder les miettes que les bons gouvernants leur donnent. Cette politique est l’espoir que les gouvernements les écoutent et que la classe ouvrière renaisse miraculeusement de ses cendres. Incapables de vivre autrement, de désirer une autre façon de vivre, assignés à sa fonction dans la grande mascarade du social, nés défaits, telle est la triste vie d’un mouvement social.
III.
Le vingt-et-unième siècle n’est pas le siècle des mouvements sociaux. Le vingt-et-unième siècle est le siècle des « non-mouvements. » (Asaf Bayat, Revolution without Revolutionaries : Making Sense of the Arab Spring) Des printemps arabes aux « gilets jaunes », ces non-mouvements inspirent une commune présence et expirent une politique du schisme. Une « rude race païenne » selon le terme de Mario Tronti, surgit en France en novembre 2018. Le non-mouvement des « gilets jaunes » provoque un schisme brutal, fracassant les idoles de la politique et la métaphysique des identités, partant du tissu éthique pour se battre. « La conscience de faire voler en éclats le continuum de l’histoire est propre aux classes révolutionnaires dans l’instant de leur action. » (Walter Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire)
IV.
Païen, hérétique, sauvage et barbare, comme sont qualifiés les êtres exprimant une politique du schisme. Un de ses ennemis en la personne de Laurent Alexandre exaltait sa haine des « gilets jaunes » en les caractérisant « d’êtres inférieurs » et glorifiait ses auditeurs de « Dieux » à Polytechnique en 2019. Le message est clair. Deux mondes s’affrontent, personne ne peut le nier sans mauvaise foi. « Vouloir l’unité du monde est le propre de la conception techno-industrielle », rappelle ce salaud de Carl Schmitt. Les GAFAM et la bonne gouvernance mondiale ne vivent que dans le seul but de contrôler l’état des choses existant. Et face à eux, nous, les baisés de l’histoire, sommes ceux qui essayent de provoquer des bifurcations historiques, de défaire l’état des choses existant et qui tiennent au plus près de leur cœur le caractère aléatoire de la vie. Le véritable champ de bataille de l’époque en somme.
V.
« Un messianisme (sans Messie) est possible et nécessaire. »
(Françoise Proust, L’histoire à contretemps)
Une politique du schisme, c’est donc rompre avec un monde existant. Provoquer une séparation, devenir hérétique, « car la priorité n’est pas tant le projet de construction de quelque chose, mais la destruction de ce qui existe. »(M. Tronti, Sur le pouvoir destituant) Nombres de ces hérésies puisaient leur force dans le caractère apocalyptique et messianique, c’est-à-dire dans le refus du futur promis par les instances séculières du gouvernement. Thomas Müntzer face à l’Église, Zapatata face à Huerta, les marins de Kronstadt face aux bolcheviques. Défaire l’emprise de la gouvernance.
VI.
« La genèse de l’État absolu est accompagnée d’une lutte incessante contre les prophéties religieuses et politiques de toutes sortes. L’État s’attribue le monopole du contrôle du futur. »
(R. Koselleck, Futur passé)
L’essence de l’État est le contrôle de toutes choses, sa stabilité ne s’exerce que par l’apocalypse sans eschaton, ainsi elle justifie sa soi-disant légitimité naturelle. L’État a horreur des puissances messianiques, elle se doit de s’en défendre. « Le concept décisif qui fonde historiquement sa continuité est celui de la puissance qui retient, du kat-echon. Empire signifie ici la puissance historique qui peut retenir l’apparition de l’Antéchrist. » (C. Schmitt, Le Nomos de la Terre) Schmitt élabore une conception théologico-politique du katechon, défini comme une homologie de l’Église et l’État. Il définit un anti-messianisme ou autrement dit une théorie de la contre-révolution face aux éclats messianiques marxistes de son époque.
VII.
Une guerre est menée depuis déjà plus de vingt ans contre l’ennemi invisible, qu’il soit l’islamiste radicale, le bioterroriste, le black block ou le non-vacciné. L’État traque toute forme de vie qui ne cède plus à la farce de la société. « La société moderne ne voit pas seulement la guerre comme continuation de la politique avec d’autres moyens, mais elle voit l’économie comme continuation de la guerre avec d’autres moyens encore. » (M. Tronti, La politique au crépuscule) Le chantage à la vaccination est le moyen pour recréer une croyance autour de la société. La pandémie a permis le retour de cette mascarade, même les sociologues ne parlaient plus de société avant le Covid. Un nouveau contrat social a pu s’établir dans la patrie de Rousseau, un contrat qu’on ne signe pas, on se l’injecte. Voici le nouveau citoyen ou plutôt le biocitoyen, pouvant profiter librement de son isolement existentiel.
VIII.
« La société moderne ne connaît absolument pas l’amitié. »
(W. Benjamin, Fragments)
Nous l’avons tous vécu pendant le confinement, l’isolement, être arrachés à nos liens. La société n’existe que dans sa capacité de détruire nos attachements, à nos proches comme aux mondes. Défaire la société, ou plutôt la biosociété, passe par un retour au contact. « C’est dans la masse seulement que l’homme peut être libéré de cette phobie du contact. […] C’est la masse compacte qu’il faut pour cela, dans laquelle se pressent corps contre corps, mais compact aussi dans sa disposition physique, c’est-à-dire telle que l’on ne fait par attention à qui vous “presses”. Dès lors que l’on s’est abandonné à la masse, on ne redoute plus son contact. […] On l’éprouve comme on s’éprouve soi-même. […] Plus les hommes se serrent fortement les uns contre les autres, plus ils sentent sûrement qu’ils n’ont pas peur l’un de l’autre. » (Elias Canetti, Masse et Puissance)
IX.
« Dans la continuité aucune pratique réformiste n’est plus possible désormais, la discontinuité ne s’identifie plus avec la révolution. La chance révolutionnaire n’est pas l’action révolutionnaire. Elle est un point de vue, un mode d’être politique, une forme d’action politique, le maintenant, toujours du comportement politique. »
(M. Tronti, La politique au crépuscule)
Le réformisme incarné par la gauche ne parle plus à personne, ses seuls adeptes sont des esprits sans audaces, des âmes moribondes. La gauche reste un katechon comme un autre, par sa volonté de tenir les désirs révolutionnaires et espérer gouverner son petit peuple. La gauche fait toujours le jeu de l’extrême droite, elle l’abreuve toujours plus. « La chance révolutionnaire », par compte, se trouve dans une forme de vie, prête à désactiver le social et répandre le communisme.
X.
« Le communisme est originairement un mouvement du négatif. »
(M. Tronti, La politique au crépuscule)
Il faut voir le mouvement du négatif, non plus comme par le prisme d’Hegel et de son ontologie, mais plutôt percevoir ce mouvement comme une puissance destituante, désactivant la loi et révélant « le véritable d’état d’exception » d’une forme-de-vie. « Mais quand je pense à l’état d’exception, je pense au moment de la guerre civile. La guerre civile est le moment où personne n’a plus la capacité de maîtriser l’équilibre des conditions ». (M. Tronti, Sur le pouvoir destituant)